Appréhender le confort thermique à l’échelle « pico » : vers de nouvelles perspectives pour l’aménagement urbain

4735 Dernière modification le 23/12/2019 - 09:37
Appréhender le confort thermique à l’échelle « pico » : vers de nouvelles perspectives pour l’aménagement urbain

L’approche du climat à l’échelle « pico » permet d’envisager le confort thermique urbain au plus près des sensations du corps dans le flux ordinaire du piéton. La notion d’alliesthésie offre une base pour comprendre les mécanismes perceptifs en jeu.

Cet article fait partie d'un dossier thématique
Retrouvez tous les articles du dossier ilots de chaleur

Nous avons tous le souvenir d’expériences climatiques inattendues qui transforment notre perception d’un environnement urbain accablé de chaleur : un coin d’ombre le long d’un mur frais dans lequel on se réfugie quelques minutes ; la brise qui nous surprend au coin d’une rue, caresse notre visage et nos épaules, et nous fait finalement bifurquer. Notre expérience ordinaire du climat se nourrit de tels événements qui sont parfois liés au hasard du temps, ou qui d’autres fois résultent d’une discrète et intelligente adaptation de la ville au climat.

La compréhension du rôle de tels événements climatiques dans la perception du confort thermique est une perspective qui nous semble importante pour l’aménagement urbain contemporain. Nous plaidons ainsi pour une approche du confort à très petite échelle que nous appelons l’échelle pico-climatique. A cette échelle, ce sont les phénomènes physiques au plus près du corps qui nous intéressent – la bulle climatique dans laquelle nous évoluons – sur des durées courtes correspondant aux déplacements piétonniers urbains. A cette échelle, les modifications transitoires des états thermiques du corps, de l’ordre de quelques secondes, ont un potentiel important pour améliorer la capacité d’adaptation du piéton.

Une notion importante pour aborder l’expérience climatique à l’échelle pico est celle d’alliesthésie proposée par le professeur Michel Cabanac[1]. L’alliesthésie exprime le plaisir sensoriel ressenti lors d’une expérience bénéfique pour l’organisme. Nous ressentons ainsi un plaisir certain à marcher pieds nus dans l’eau fraiche lorsque notre corps est presque anéanti par la chaleur environnante (alliesthésie positive) alors que la même expérience serait certainement vécue comme très désagréable lors d’une journée de pluie froide hivernale (alliesthésie négative). « Il apparaît donc que tout stimulus tendant à corriger l'état interne du sujet évoque une sensation agréable et que tout stimulus aggravant un trouble interne évoque du déplaisir » écrit Cabanac. La recherche du plaisir thermique et l'évitement du déplaisir sont des moteurs de l’adaptation comportementale des piétons pour assurer leur confort à chaque instant.

Si nous considérons que les conditions climatiques du milieu urbain s’imposent à nous comme des objets extérieurs, alors ceux-ci peuvent être analysés dans leurs dimensions d’invite à l’action ou d’affordance pour reprendre la notion de James Gibson. La chaleur accablante qui nous assomme littéralement ne nous offre aucune prise. En revanche, la brise qui apparaît au détour d’une rue nous invite à changer de direction et à nous tourner vers elle aussi longtemps qu’elle permet de nous aider à retrouver un état confortable. Le nuage de brume fraiche qui surgit d’une terrasse nous conduit à détourner légèrement notre trajectoire, lever le bras et saisir au passage un instant de rafraichissement qui nous délivre de l’accablement. Selon le mécanisme d’alliesthésie, les invites au rafraichissement qui émergent ainsi soudainement procurent un ressenti de plaisir lorsqu’ils permettent la normalisation de la température interne et la restauration du confort.

Notre laboratoire[2] développe des recherches qui montrent qu’à l’échelle pico, les nuances et changements de l’ordre des gouttelettes et de la seconde sont associés à des modifications de comportement du point de vue du piéton. Une thèse soutenue récemment[3] a étudié les « événements climatiques » à l’échelle pico pendant des situations de forte chaleur dans la ville de Madrid. En utilisant l’analyse vidéo, la recherche montre comment les comportements des piétons sont modifiés par la présence de brumisateurs installés sous les parasols de certaines terrasses de café[4]. On déporte légèrement le buste, on soulève sa main ou on tend son cou pour offrir une partie de sa peau à l’eau vaporisée rafraîchissante. Ce plaisir thermique momentané est signe d’un comportement thermorégulateur bénéfique, capable de restaurer momentanément un état de confort compatible avec la présence dans l’espace accablé de chaleur.

Les aménageurs de l’espace public urbain pourraient s’emparer de ces invites climatiques qui offrent des prises à la conservation du confort. Cela relève d’une intelligence des courants d’air et des coins d’ombre, mais aussi plus simplement de l’installation de micro-dispositifs de vaporisation ou de ruissèlement d’eau répartis dans l’espace. Au-delà de l’adaptation thermique, ces éléments participent à l’animation de l’espace public et à la création d’ambiances singulières qui s’installent à travers le maintien de la présence des passants, leur gestuelle et déambulations liées à la recherche d’alliesthésie.

 

Illustration : Extrait d’une séquence vidéo prise à Madrid en situation de forte chaleur. La passante s’arrête brièvement puis modifie sa trajectoire pour longer les brumisateurs installés sur les stores bannes en terrasse d’un café. L’échelle « pico » se manifeste par l’exposition exclusive du bras, du cou et de l’épaule, alors que le reste du corps traverse l’espace ensoleillé et sec. Source image et traitement graphique : Marina Popovic, 2017.

Article rédigé par Daniel Siret, laboratoire AAU, école nationale supérieure d’architecture de Nantes (https://www.researchgate.net/profile/Daniel_Siret)

 

[1] Voir entre autres références de cet auteur : Michel Cabanac. Place du comportement dans la physiologie. Publibook, 2010.

[2] Le laboratoire AAU est une Unité Mixte de Recherche du CNRS associant les Écoles Nationales Supérieures d’Architecture de Grenoble et de Nantes et l’École Centrale de Nantes. Voir : http://aau.archi.fr

[3] Marina Popovic. Potentiel des événements climatiques à l’échelle « pico » pour l’amélioration du confort thermique piétonnier. Thèse de l’université de Nantes, soutenue le 11 décembre 2017 à l’école nationale supérieure d’architecture de Nantes

[4] Pour une synthèse, voir Marina Popovic. « A la rencontre des événements climatiques urbains ». Mobile Culture Studies. The Journal, Vol. 3 2017. [En ligne] http://unipub.uni-graz.at/mcsj/periodical/titleinfo/2497994

 


Partager :