Milieux humains et écoumène

Rédigé par

Anne-Laure Boursier

Project manager for Circular economy solution implementation

5096 Dernière modification le 15/11/2018 - 09:00
Milieux humains et écoumène

L’écoumène est une notion géographique désignant l’ensemble des terres habitées ou exploitées par les êtres humains. Le philosophe et géographe Augustin Berque a tout particulièrement analysé ce concept dans son ouvrage Ecoumène, introduction à l’étude des milieux humains, où ce mot désigne l’ensemble des milieux humains. Berque propose également une définition spécifique du « milieu », terme complexe et paradoxal, qui peut signifier à la fois le centre et l’environnement. Pour lui, contrairement à la biosphère, les « milieux » comportent à la fois des dimensions sensible, écologique, symbolique et technique.

Plus précisément, Berque établit une distinction entre environnement et milieu. L’environnement est universel, il est le même pour tous les êtres vivants : un ensemble d’écosystèmes que la science moderne peut considérer comme un objet à analyser sous tous ses aspects (chimique, biologique, physique etc). Le milieu quant à lui est singulier, il est propre à chaque espèce vivante et à chaque culture humaine. Cela signifie que la réalité des choses est différente selon l’espèce et selon la culture, même si l’on considère un même objet. L’étude des milieux consiste à se pencher sur ces différences et à essayer de comprendre ce qu’est la réalité pour chaque espèce ou chaque culture. Cela signifie qu’un objet n’existe pas en soi, il est fonction du sujet qui l’appréhende.

La science qui étudie les milieux est la mésologie. D’un point de vue ontologique, elle ne se fonde pas sur la dualité sujet objet : le milieu n’est ni objectif ni subjectif, mais trajectif c’est-à-dire situé entre les deux pôles sujet et objet. D’un point de vue logique, la mésologie n’est pas fondée sur le tiers exclu, comme l’est la logique de la science moderne qui considère que soit une proposition est vraie, soit sa négation est vraie. En effet, dans le cas d’un symbole reconnu dans une culture donnée, une chose peut-être en même temps autre chose : en Europe une balance indique la justice, une fleur de lys la royauté.

Comment occupons-nous notre milieu ? Pour Augustin Berque notre corps est double : il est à la fois un corps physique présent ici et maintenant mais aussi un corps « médial » qui s’étend dans notre milieu. Notre existence est comme le couplage dynamique de deux moitiés, l’individu et son milieu, et la réalité concrète d’un être humain résulte de ce couplage. « Nous ne pouvons pas représenter le réel mais seulement une relation au réel, et cette relation passe par le corps » écrit Augustin Berque. Le langage courant exprime très bien ce lien du corps à son milieu : nous utilisons des expressions comme « les pieds d’une chaise », le « cœur » d’une ville ou la « sensation d’écrasement » provoquée par un immeuble : ces métaphores corporelles nous indiquent que nous saisissons notre milieu avec notre corps. Mais chaque culture le fait de façon spécifique, en interprétant le donné environnemental d’une manière qui lui est propre.

Augustin Berque a puisé dans la philosophie japonaise de Tetsuro Watsuji cette pensée des milieux. Elle s’oppose à la pensée cartésienne dans laquelle le monde est la res extensa, la chose étendue, l’objet dont la pensée en tant que sujet peut se saisir. Chez Descartes l’être humain est transcendant, il est en dehors des choses. Dans la pensée japonaise cette dualité n’existe pas, nous sommes mêlés aux choses. La réalité nous est immanente et inversement notre existence est immanente à la réalité des choses de notre milieu : c’est ce qu’Augustin Berque appelle la médiance (ou Fudosei en japonais) de l’existence humaine dans son milieu concret. Le cogito cartésien est une négation de la médiance.

Augustin Berque écrit que la médiance est une structure universelle, mais les formes qu’elle prend concrètement ont toujours été propres à tel ou tel milieu. En urbanisme et en architecture, elle disqualifie donc à la fois le « n’importe quoi n’importe où » (Junkspace de Rem Koolhaas) et le « partout la même chose » (international style de Philip Johnson et Henry R. Hitchcock, espace universel de Mies van der Rohe).

L’architecture et l’urbanisme doivent nous permettre de sentir les liens entre nous et les choses car pour nous la réalité excède leurs caractéristiques géométriques. Il faut donc respecter l’histoire et les milieux. Cela ne signifie pas qu’il faille figer l’ancien ou chercher à le reproduire. Il ne faut pas non plus raser les lieux pour faire quelque chose d’entièrement neuf. Il faut au contraire faire évoluer le bâti en tenant compte de la médiance de chaque lieu, dans ses trois dimensions écologique, technologique et symbolique.

Article signé par Anne-Laure Boursier, Nacarat, Groupe Rabot Dutilleul - @alboursier

Bibliographie

  • Ecoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Augustin Berque
  • Stream04, les Paradoxes du vivant, de la médiance des lieux, entretien avec Augustin Berque
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