Le « réusage » des ressources en architecture : du savoir-penser au savoir-œuvrer

Rédigé par

Safa Ben Khedher

Architecte

5912 Dernière modification le 17/11/2022 - 09:00
Le « réusage » des ressources en architecture : du savoir-penser au savoir-œuvrer


La récente Loi AGEC oblige les maîtres d’ouvrage à établir un diagnostic PEMD et à recourir au réemploi et à la réutilisation, pour les projets de démolition et de réhabilitation. Dans ce contexte, les pratiques architecturales sont amenées à être remodelées pour intégrer les ressources dans le processus du projet. Les pratiques de « réusage » des ressources en architecture font émerger des outils et méthodes de construction adaptées.

« Réemployer » : de la règlementation à la pratique

Entre sa définition légale et la réalité des pratiques, la notion de réemploi suscite une confusion. Selon l’article L541-1-1 du code de l’environnement, le réemploi concerne les matériaux qui ne sont pas des déchets et qui sont « utilisés pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus ». Il est la seule action de prévention des déchets. Le passage au statut de déchet conditionne un passage d’une opération de prévention par le réemploi à une opération de gestion des déchets par la réutilisation, le recyclage, la valorisation ou l’élimination. Qu’est-ce qu’un déchet au sens légal ? Le déchet est « toute substance ou tout objet, ou plus généralement tout bien meuble, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire ». Le statut déchet dépend de l’intention de son détenteur : maître d’ouvrage d’une opération. Selon la règlementation, les ressources qui ne sont pas des déchets possèdent une seule issue : le réemploi pour un usage identique. La réutilisation (détournement d’usage) est une action de gestion des déchets.

Réemploi ou réutilisation ? 

Il est important de mettre l’accent sur la différence règlementaire entre ces deux actions et ses conséquences pratiques. Les assureurs et les bureaux de contrôle se basent sur la règlementation pour limiter leurs prestations. Leur accompagnement pour lever les freins assurantielles et règlementaires sur les matériaux de « réemploi », concernent uniquement « l’utilisation pour un usage identique ». Ainsi, le détournement d’usage des matériaux ne rentre pas dans leur champ de missions. Les maîtres d’ouvrage ne sont pas assurés. Pourtant, cela ne correspond pas à la réalité des pratiques actuelles. Pratiquer le « réemploi » dans le sens des acteurs du bâtiment, ne se limite pas à la conservation d’un usage identique, mais inclut aussi le détournement d’usage. Cette action permet plus d’opportunités d’utilisation des ressources existantes et plus de créativité. 

Le détournement d’usage des matériaux qui ne sont pas des déchets, ne figure pas parmi les actions de préventions des déchets au sens de la règlementation. Pour contrer ce manque de possibilités, les professionnels de la construction donnent au réemploi des définitions plus larges. Ces définitions incluent les nouveaux usages pour ouvrir le champ de réflexion vers plus d’opportunités de projets. Dans ce sens, le réemploi regroupe toute opération de prévention des déchets dans le sens du « détritus », de l’inutilisable. Tout matériau dont l’usage est encore possible, ne doit pas être considéré comme déchet.

Le « réusage » de la ressource à l’architecture

Considérer les matériaux, produits et équipements comme ressources permet de contrer la limitation du champ des possibles. Pourquoi se limiter à un usage identique quand il est plus pertinent de détourner l’usage quand le réemploi s’avère impossible ? 
Du déchet à la ressource, la prévention des déchets doit être l’occasion d’étudier les opportunités en termes de pratiques opérationnelles. Il s’agit d’un processus global, déclencheurs de nouvelles méthodes et outils de conception architecturale. Pour prolonger la durée de vie des matériaux et les intégrer dans des réflexions d’économie circulaire, Safa Ben Kheder propose dans le cadre de sa recherche de doctorat, la notion de « R-usage » ou « réusage ». Cette notion signifie pour Safa Ben Kheder toute opération permettant l’usage durable d’une ressource sur place ou à l’échelle locale. Elle se compose d’un R comme Réhabilitation, Réparation, Réemploi et Réutilisation et du terme « usage ». Le « réusage » permet de lier la notion de ressource à celle de pratique, sans être limité à un usage ou une destination. Il dépasse une réflexion limitée à l’aval du projet au stade de la déconstruction ou la démolition. Ainsi, il prend sens d’une recherche architecturale en amont au cas par cas et avec du bon sens. Le « réusage » peut être la conservation des ressources, leur réemploi ou leur réutilisation pour un nouvel usage. Ce qui est le plus important n’est pas l’action en elle-même mais son adaptation au contexte du projet, sa faisabilité et son impact environnemental.

Des ressources à usages possibles

Au-delà du réemploi tel qu’il est défini par le code de l’environnement, il est nécessaire d’étendre les possibilités de prévention des déchets du bâtiment. La seule condition est de prolonger la durée de vie d’une ressource et préserver la possibilité d’un « réusage » ultérieur. Tant qu’ils sont utilisables de nouveau pour un usage permettant leur valorisation, les matériaux doivent être considérés comme ressources. La notion de « réusage » sous-entend une révision de la définition légale du déchet pour permettre aux acteurs de la construction et surtout les assureurs et les bureaux de contrôle de lever les freins liés au statut déchet. Ainsi, ils pourront accompagner le processus de « réusage » et œuvrer ensemble pour développer des pratiques et des savoirs faire dans le sens de la préservation des ressources.

Le « réusage » est un processus global de projet. Une analyse approfondie du site, du bâtiment, de son histoire, et de ses opportunités spatiales, permet de dessiner son devenir. De la conservation à la démolition, les acteurs du projet devront étudier différentes hypothèses avant de décider de l’acte de bâtir ou de démolir. Est-il vraiment nécessaire de démolir ? N’est-il pas possible de conserver l’existant ? Quel programme s’adapte le mieux à l’existant ? La prévention des déchets commence au stade de la programmation et non pas seulement au moment de la démolition. La déconstruction est une alternative à la démolition au service du « réusage » : dépose soigneuse, conditionnement et stockage. Cette action n’empêche pas d’étudier un scénario de conservation des matériaux, produits et équipements.

Du savoir-penser au savoir œuvrer

Dans le cadre de sa thèse CIFRE en collaboration avec l’agence d’architecture et d’urbanisme Bresson Schindlbeck Architectes Associées, Safa Ben Kheder a organisé et animé du 04 mars au 06 mai 2022 un cycle de conférences en partenariat avec le Syndicat des Architectes de Marseille. Intitulé Les pratiques de prévention des déchets du BTP : du savoir-penser au savoir œuvrer, ce cycle était l’occasion de partager les retours d’expérience sur des exemples de projets de « réusage » de 5 agences d’architecture et collectifs d’architectes : Raedificare, Atelier Aïno, Bellastock, Encore Heureux, Remix et Rotor. Ces acteurs ont présenté leurs démarches de prévention des déchets et de préservation des ressources disponibles : conservation, réemploi, réutilisation, ou toutes à la fois. Du contexte de l’opération au processus mis en œuvre, ils racontaient les leviers et les freins techniques, règlementaires et économiques rencontrés.

Chaque projet a une histoire, un vécu et des usages. Ces éléments constituent le point de départ d’une pensée par la ressource. Ces conférences étaient l’occasion d’échanger sur la réalité des pratiques et de communiquer les savoirs et savoirs faire. La transmission des démarches de projets est un premier pas vers une architecture d’intérêt général et d’impact environnemental maîtrisé. L’architecture du « réusage » est une architecture de partage et de synergie. L’apprentissage par l’expérience et par le projet dépasse la prise d’information individuelle vers la construction d’une boite à outils collective et collaborative.

Vers une architecture par la ressource

Le « réusage » est une pratique qui reste marginale par rapport à la quantité des déchets engendrée par le bâtiment. Le maître d’ouvrage entame une démarche de « réusage » pour différentes raisons dont la raison économique n’est pas la plus importante : motivation et engagement environnemental, conscience de l’intérêt patrimonial et de l’histoire d’un bâtiment, disponibilité et visibilité sur les ressources à l’échelle locale, etc. l’acte de démolition, parfois obligatoire, est un fort illustrateur des « déchets » car ils sont visibles en quantité. La réhabilitation et la construction neuve sont producteurs de 48% des « déchets » du bâtiment (ADEME, 2018). Dans ce contexte, la ressource ne devrait pas être une inspiration pour l’architecture ?

Loin du dessin qui induit un besoin déterminé de matériaux qui nous amène à chercher des ressources s’adaptant à ce dessin, la ressource disponible peut-être à l’origine du dessin architectural. Dans le premier cas, les acteurs du projet cherchent à se fournir en fonction du dessin. Il est difficile de trouver le bon gisement, au bon moment et au bon endroit. Les temporalités du projet ne permettent pas d’attendre à ce que la bon matériau arrive au moment. Dans le deuxième cas, une recherche exhaustive en amont, permet d’adapter le projet aux ressources disponibles sur site et à proximité et de s’inspirer des gisements pour dessiner un projet par et pour la ressource.

N’oublions pas que « le meilleur déchet est celui qui n’existe pas ». Le meilleur « réusage » est la conservation de l’existant. Il ne faut pas que l’arbre du « réemploi » cache la prairie des actions de prévention des déchets notamment la conservation au maximum. Il est nécessaire d’épuiser toutes les hypothèses de conservation globale et partielle avant d’acter une démolition. Le « réusage » des ressources est une affaire à suivre…

Un article signé Safa Ben Khedher, architecte et doctorante en architecture et ville à l’ENSA Paris Val-de-Seine, lauréate de la Bourse Palladio 2022. Contact : [email protected]


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