La symbolique et valeur morale des matériaux

Rédigé par

Anne-Laure Boursier

Project manager for Circular economy solution implementation

11290 Dernière modification le 19/11/2018 - 09:00
La symbolique et valeur morale des matériaux

Les matériaux de la ville peuvent s’analyser sous un angle inattendu : celui des valeurs qu’ils véhiculent. Dans son ouvrage Le Système des Objets, Jean Baudrillard s’est intéressé au verre, « un matériau modèle », dans son utilisation pour la fabrication des objets du quotidien. Il est pertinent d’étendre ses analyses aux espaces urbains contemporains où le verre est très couramment utilisé, que ce soit comme vitrine ou pour former les parois de certains bâtiments. Il est pourvu de différentes qualités très nouvelles comparativement aux matériaux couramment utilisés à travers les siècles : transparent, lisse, réfléchissant, inerte, inodore, incolore. Pour Baudrillard, « le verre est donc à la fois le matériau et l’idéal à atteindre », « degré zéro du matériau, symbolique de la congélation, donc de l’abstraction, [...] ce que le vide est à l’air, le verre l’est à la matière ».

La considération de ces différentes qualités propres au verre l’amène à y lire des valeurs : « la vertu essentielle, qui est morale : sa pureté, sa loyauté, son objectivité, l’immense connotation hygiénique et prophylactique qui en fait vraiment le matériau de l’avenir, un avenir de désaveu de son propre corps et des fonctions primaires et organiques au profit d’une objectivité radieuse et fonctionnelle dont l’hygiène est la version morale pour le corps ». Cela ne signifie pas que le verre nous rend pur ou loyal mais que nous traduisons les perceptions sensorielles reçues du verre comme une négation du corps, comme le contraire du corps dans tous ses aspects.

Cette lecture des concepts abstraits portés par le verre n’est pas propre à Baudrillard, elle est partagée par certains romanciers. Dans la dystopie Nous Autres de Ievgueni Zamiatine, la cité de l’état unique est la seule ville sur terre, et Zamiatine en fait une cité de verre. Le héros de Nous Autres est D-503, un ingénieur qui supervise la construction de l’Intégrale, sorte de vaisseau spatial en verre également qui doit apporter à l’univers le bonheur, dont l’état unique a trouvé le secret. Le mur qui encercle la ville et la sépare du monde sauvage extérieur est en verre et les immeubles d’habitation ainsi que les meubles sont en briques de verre. Les habitants sont assujettis à un emploi du temps très précis, défini pour eux heure par heure. « D’habitude, dans nos murs transparents et comme tissés de l’air étincelant, nous vivons toujours ouvertement, lavés de lumière, car nous n’avons rien à cacher... » dit D-503. Dans l’état unique de Nous autres, les individus récalcitrants qui cherchent à agir librement subissent une opération du cerveau qui les prive de la faculté d’imagination. Alors seulement ils sont heureux et il leur est possible de vivre dans la transparence.

Si vivre dans une cité de verre nécessite de se débarrasser de son imagination, n’est–ce pas inquiétant ? Certes, ce n’est que la vision dystopique d’un romancier, mais force est de constater que le verre est un matériau très présent dans les grandes villes occidentales, et qu’il n’est pas totalement neutre axiologiquement. D’un point de vue politique, il permet le contrôle visuel des individus par le groupe. On peut considérer qu’il est effectivement porteur d’une puissance symbolique forte identifiée par Jean Baudrillard et exploitée dans la littérature : c’est un matériau à la fois porteur de valeurs et ambigu, qui laisse voir sans permettre de toucher : « proximité et distance, intimité et refus de l’intimité », inclusion et exclusion, comme avec les vitrines qui sont « féerie et frustration ». Ce matériau contribue à une uniformisation des villes car les parois de verre ressemblent les unes aux autres. Il participe à la transformation de la ville en espace lisse, propre, sans rugosité ni aspérités. Le verre ne sollicite pas nos capacités sensorielles puisqu’il n’a ni odeur, ni couleur, et qu’il est uniforme au toucher.

Les valeurs portées par le verre apparaissent de manière plus évidente par contraste avec celles associées à des matériaux comme le bois ou la brique. Le bois et la brique sont odorants, ils présentent des aspérités au toucher, des variations de couleur. On associe le bois à une sensation de chaleur. Le bois et la brique mobilisent presque tous les sens, alors que le verre n’en mobilise aucun. De plus, ils sont issus d’une matière vivante - l’arbre, la terre - et continuent à évoluer une fois utilisés en construction.

L’analyse du sens associé aux matériaux utilisés pour construire la ville nous amène à une interrogation. Comment habite-t-on les lieux construits avec de grandes surfaces de parois de verre, c’est-à-dire comment peut-on y déployer son corps médial en même temps que son corps animal, pour reprendre des concepts du philosophe et géographe Augustin Berque ? Pour celui-ci en effet « notre existence est comme le couplage dynamique de deux moitiés, l’individu et son milieu ». Notre être est trajecté dans le monde et dans les choses, les intégrant avec notre chair dans la même structure ontologique. La symbolique du verre évoque pour nous des concepts abstraits liés à l’idée de pureté. Or pouvons-nous trajecter notre être, organique et impur, dans un matériau aussi pur et aussi peu organique ?

La question reste ouverte, mais il est également important de remarquer que l’utilisation du verre peut donner lieu à des constructions d’une grande beauté qui s’intègrent parfaitement dans la ville, mais qui ne sont pas destinées à l’habitation: le Crystal Palace, qui a été détruit par un incendie, avait été construit par Thomas Paxton à Londres pour l’exposition universelle de 1851 et était très apprécié par la population. La pyramide en verre de Ieoh Ming Pei, installée dans la cour carrée du Louvre, particulièrement controversée lors de sa construction, est aujourd’hui considérée comme une réussite architecturale qui crée de la beauté dans la ville, et donc du bien-être pour ceux qui la voient.

Le choix des matériaux n’est qu’un élément de lecture parmi d’autres, mais qui caractérise fortement l’espace qu’il circonscrit. Cependant ce choix est insuffisant à lui seul pour créer un sentiment esthétique particulier, ou pour créer des lieux générateurs de bien-être ou au contraire de mal-être. Malgré tout, l’exemple littéraire de la ville de verre du roman Nous autres nous enseigne que l’uniformité des matériaux utilisés dans une ville n’est probablement pas propice au bien-être. D’autres paramètres vont également jouer un rôle et complexifier la lecture des bâtiments par ses occupants, comme la forme générale ou le contexte dans lequel ils sont intégrés, dont découlera un sentiment de bien-être ou de mal-être. Si les matériaux agissent sur notre bien-être dans les bâtiments, leur alchimie est subtile et leur maîtrise délicate.

Article signé par Anne-Laure Boursier, philosophe, Nacarat, Groupe Rabot Dutilleul - @alboursier

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