Glissement de terrain, histoire d'une lutte pour préserver les sols

Rédigé par

Amandine Martinet - Construction21

Journaliste

297 Dernière modification le 27/03/2024 - 09:36
Glissement de terrain, histoire d'une lutte pour préserver les sols

L'écrivaine et journaliste Ève Charrin nous parle de son nouvel ouvrage Glissement de terrain, qui paraît ce mercredi 27 mars aux éditions Bayard. Un récit éclairé et critique à propos d'un projet d’artificialisation des sols sur le territoire français. 


De quel projet d’artificialisation des sols est-il question dans ce livre ?

Ève Charrin : Glissement de terrain, c’est l’histoire un projet d’artificialisation de 4 000 m² de jardins ouvriers des Vertus à Aubervilliers (93). Il s’agissait d'y construire un solarium minéral, aussi étonnant que cela puisse paraître en plein dérèglement climatique, alors que les canicules deviennent chaque été plus écrasantes. L'opération comprenait aussi plusieurs aménités telles qu’un « village finlandais » (spa, sauna) et des jeux d’eau.


Quelles étaient les motivations d'un tel projet ?

ÈC : Le solarium devait jouxter une piscine d’entraînement olympique (destinée non pas à la compétition, mais à l’entraînement des athlètes des JOP Paris 2024). Construite sur un parking, la piscine n’a pas artificialisé de terres, ou quasiment pas. Elle rendra un service évident à la population. À Aubervilliers — les promoteurs du projet n’ont cessé de le répéter — les enfants ont besoin de piscines supplémentaires pour apprendre à nager.

On pourrait objecter qu’une piscine olympique est surdimensionnée pour cet usage, mais passons, c’est un projet défendable, légitime. Le problème n’est pas la piscine, mais bien le solarium. Le problème, c’est d’avoir lié les deux.


Pourquoi ce lien, donc ?

ÈC : Équipement olympique, une piscine coûte cher. L’investissement est partiellement couvert par des subventions importantes. Mais son entretien, lui, coûterait trop cher à une municipalité assez pauvre comme Aubervilliers. 

Pour financer chaque année l’entretien de la piscine, on prévoit donc un solarium (spa, jeux d’eau) dont le tarif d’entrée plus élevé que celui du bassin permettra d’assurer l’équilibre économique de l’ensemble. Voilà donc comment nous en arrivons à raser des jardins ouvriers cultivés depuis la terre fertile d’une ancienne plaine maraichère, et ce, dans une ville ultra-dense de 90 000 personnes à un kilomètre de la capitale.


Comment ce projet a-t-il pu être évité ?

ÈC : De la part du propriétaire, l’établissement public Grand Paris Aménagement, certains jardiniers ont reçu sur le projet des informations qu’ils ont trouvées confuses et alarmantes. Ils en ont parlé autour d’eux. À Aubervilliers en général, et parmi les jardiniers en particulier, on trouve des gens qui savent décrypter les discours officiels et mobiliser les compétences adéquates. C’est ce qui s’est produit.

Un jardinier, Ziad Maalouf, qui était aussi, à ce moment-là, journaliste à RFI, a contacté une consœur albertivillarienne spécialiste d’environnement. Celle-ci a transmis les plans à un architecte, Ivan Fouquet de l’agence fair archi. Ivan Fouquet avait participé à la contre-expertise au projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Cet architecte a déchiffré les plans et dit : « Cela va empiéter de 4 000 m² sur les jardins ». À partir de là, les jardiniers ont formé un collectif pour défendre les parcelles menacées.

Quelles ont été les actions concrètes pour sauver la parcelle ?

ÈC : Les actions se sont déployées dans plusieurs directions. Premièrement, la communication. Les jardins ouvriers forment un endroit idyllique qui ont été ouverts aux habitants d’Aubervilliers. Les jardiniers ont aussi invité des journalistes des grandes rédactions parisiennes. Résultat : plein d’échos dans la presse, des reportages à la radio, à la télévision...

Deuxièmement, l’action en justice, pour invalider le permis de construire et le PLUI devant la Cour administrative d’appel de Paris, compétente en matière de travaux olympiques.

Enfin, troisièmement : la désobéissance civile avec l’occupation des lieux. Les Jardins à Défendre (« JAD », en référence aux Zad) ont fait l’objet d’une occupation militante pendant l’été 2021, avant d’être évacués et rasés le jour de la rentrée scolaire, le 2 septembre 2022.

Finalement, du fait de la mobilisation de l’opinion, de l’occupation et de l’action en justice, les défenseurs des jardins ont obtenu l’annulation du permis de construire et aussi du PLUI, qui n’était pas conforme au Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) en matière de protection de l’environnement. Les 4 000 m² rasés doivent être « remis en état », selon le juge administratif, ce qui évidemment prendra du temps. Actuellement, à l’endroit en question, vous avez un cratère terreux. Du moins, la mobilisation a-t-elle permis d’éviter la bétonisation, c’est-à-dire l’artificialisation définitive.


Pourquoi la végétalisation et la biodiversité sont-elles essentielles en milieu urbain ?

ÈC : Dans les villes, l’OMS préconise un minimum 10 m² de « nature » ou de « verdure » par habitant, or les Albertivillariens sont bien en-deçà de ce seuil, avec seulement 1,4 m² par personne. Les jardins ouvriers (ce qu’il en reste) servent de poumon local, de climatiseur naturel pour les riverains. Pour les quelques centaines de personnes qui disposent d’une parcelle, c’est aussi un lieu de loisir (jardinage, pique-niques) et une source de fruits et légume frais, éventuellement bio, pour un coût très faible ou nul (semences, outil, temps).

Ces parcelles et leurs interstices offrent aussi un espace à ce que le botaniste Gilles Clément appelle le « tiers-paysage », ou les « délaissés » : là où l’on ne voit qu’herbes folles, s’épanouissent en réalité des espèces multiples, singulières, une diversité à préserver pour elle-même et pour nous autres, humains.

Et puis, tout bienfait n’est pas quantifiable : les jardins ouvriers créent du lien entre les hommes et femmes qui les cultivent et échangent des outils, des fruits, des infos, des blagues. Ils créent aussi du lien entre les humains et les non-humains. Aux jardins, on s’attache à un cerisier, à un pivert, aux hérissons. En somme, cet espace-là rouvre la possibilité d’un rapport au monde plus riche et plus juste qu’un rapport d’appropriation/production/consommation/préservation. Avec leurs parcelles individuelles et leur gestion collective, les jardins ouvriers, à Aubervilliers et ailleurs, dérogent à la règle qui s’impose partout autour. C’est ce qu’Ivan Illich aurait appelé de la « convivialité ». C’est ce qui rend les gens heureux.


Par quels leviers principaux peuvent-elles être préservées dans les villes selon vous ?

ÈC : On peut bien sûr mettre en œuvre des dispositifs contraignants. La réglementation ZAN (qui pourrait être renforcée) et autres règles d’urbanisme (celles du SDRIF en l’occurrence) offre un cadre juridique très utile.

Mais je crois qu’à partir du moment où l'on pense en termes de préservation, on est déjà pris au piège. Opposer préservation (gratuite, vertueuse) et exploitation (rentable, nécessaire) c’est entrer dans une logique qui impose, à terme, le rétrécissement des espaces sanctuarisés. S’il est acquis que la richesse vient, pour le dire vite, de l’immobilier de standing et des centres commerciaux, alors ceux-ci gagneront inéluctablement du terrain. Des jardins ou autres terres vivantes, il ne restera que quelques sanctuaires dévolus à la visite. Comme une butte-témoin d’un monde ancien, disparu...

En réalité, la mobilisation en faveur des jardins ouvriers invite à prendre un peu de hauteur. Ces terres sont indéniablement sources de richesse. Dans le désordre, mentionnons l’absorption du CO2, les rafraîchissement du climat local, les fruits, les légumes, les amitiés, le savoir-faire développé, l’activité, le bien-être... Alors il faut reformuler la question : quel système économique et politique permettrait, de faire fructifier ces richesses ? Comment cultiver et habiter en entretenant ces terres au lieu de les détruire ? On peut penser aux circuits courts, à la permaculture, activité à la fois hautement productive, socialement utile et satisfaisante pour celui ou celle qui l’exerce. Je n’ai pas de réponse toute faite à apporter, mais je crois qu’au XXIᵉ siècle la question ne peut se poser qu’en ces termes. Il nous faut un monde dans lequel bétonner des terres vivantes et fertiles apparaîtrait aussi aberrant et irrationnel qu’aujourd’hui jeter dans la Seine une valise plein de billets de banque !

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