[Interview] Marcelo Nishiyama, ou l’art de conter l’essence du bois 

Rédigé par

Stéphanie Obadia

Directrice de la rédaction

920 Dernière modification le 22/12/2023 - 11:00
[Interview] Marcelo Nishiyama, ou l’art de conter l’essence du bois 

L’exposition L’Art des charpentiers japonais, prolongée jusqu’au samedi 10 février 2024, retrace une facette méconnue de la culture de l’archipel : le savoir-faire japonais dans le domaine de l’architecture traditionnelle en bois. Marcelo Nishiyama, directeur adjoint du Takenaka Carpentry Tools Museum et commissaire de l’exposition, revient sur ses fondements, sa préciosité, sa rigueur mais aussi sur ses inspirations, au Japon et au-delà... Interview. 

L’exposition met en lumière la relation entre les Japonais et la nature, ainsi que l’arbre, le bois et son usage. Sa période de croissance devait correspondre aux années d’utilisation du bâtiment. Comment replacer le rapport à la nature et à l’arbre dans un monde en constante accélération ?

Marcelo Nishiyama : Malheureusement, je pense que même au Japon, nous n’avons désormais plus vraiment cette conscience de l’utilisation du bois en fonction des années de croissance de l’arbre. Cela ne signifie pas pour autant que cette conscience a complètement disparu. Je crois qu’elle est toujours mise à profit, directement ou indirectement, dans le travail des nombreux charpentiers qui utilisent encore de nos jours les techniques traditionnelles, à l’opposé de ceux, généralement des artisans, qui l’ont perdu de vue. .  C’est pourquoi au Takenaka Carpentry Tools Museum, comprendre la signification cachée des techniques traditionnelles est primordial.  

Quelle est votre perception sur l’utilisation du bois dans la construction au Japon et dans le monde ?  
MN : La durabilité d’un bâtiment varie en fonction de la date de sa construction et des caractéristiques de ses occupants. Il est difficile de généraliser même si au ministère du Territoire et des Transports, on estime, par commodité, que la durée de vie d’une habitation en bois est d’une trentaine d’années environ. Une estimation qui contraste avec le fait qu’un bois de construction est fiable quand il a au moins 50 ans ! Et pour cause, on utilise souvent en tant que matériaux des cèdres du Japon (sugi) de 35 ans environ et des cyprès du Japon (hinoki) quarantenaires, ce qui élève la durée de vie moyenne d’une construction en bois à 65 ans.  On comprend alors pourquoi sont si nombreux les bâtiments qui doivent être reconstruits avant d’atteindre la fin de leur durée de vie. Afin que ces bâtiments durent plus longtemps, je pense qu’il faut privilégier certaines techniques de conception et le savoir-faire des artisans. 

Votre regard sur l’utilisation du bois dans d’autres pays ? 
MN : Cette situation varie en effet selon l’environnement local. En Asie du Sud-Est, où abondent les matériaux naturels de construction tels que le bois, la situation est par exemple très différente. Mes recherches ont ainsi porté sur le processus de fabrication des habitations traditionnelles en Indonésie. Celles qui sont reconstruites tous les vingt, trente ans n’utilisent que de la main-d’œuvre et des matériaux locaux. Les bâtiments sont certes renouvelés plus rapidement qu’au Japon, mais la période de régénération y est plus courte. De plus, les piliers, éléments essentiels de la structure, sont à chaque fois réutilisés après un examen attentif. Le plus important étant la courte durée entre chaque reconstruction, ce qui permet de préserver les connaissances techniques grâce à la transmission orale. Au Japon, la reconstruction des grands sanctuaires d’Ise, appelée « transfert périodique du sanctuaire divin », est bien connue. Les matériaux des bâtiments détruits tous les vingt ans ne sont réemployés que pour les sanctuaires de différentes régions. Raison de plus de préserver l’équilibre entre durée de vie des matériaux et transmission des techniques.

Et en France ? 
Je sais que la France comptait, elle aussi, de nombreux charpentiers qui possédaient de grandes connaissances dans le bois. À la différence du Japon, on y utilise du bois dur. Les assemblages précis, développés à partir du travail de la pierre, ont permis d’édifier des charpentes de formes diverses, adaptées au terrain, et de créer de belles rues. La manière d’utiliser le bois montre clairement que le processus de séchage lors de l'abattage varie selon les essences et que l'âge de l’arbre est bien pris en compte. Même les outils diffèrent par rapport au Japon. Ce savoir-faire est remarquable et je regrette infiniment qu’il se perde peu à peu.   

Au fil de l’exposition sont cités les mots du maître charpentier Tsunekazu Nishioka : « Le bon arbre au bon endroit ». Que signifient-ils ? 
MN : Les propriétés physiques du béton et de l’acier, matériaux de construction couramment utilisés aujourd’hui, sont considérées comme uniformes. En revanche, des pièces de bois de construction qui, à première vue, peuvent sembler identiques possèdent des caractéristiques différentes. D’où cette citation, « Le bon arbre au bon endroit ». Il est fréquent que les arbres d’une vallée poussent en s’orientant vers la lumière du soleil et dans le sens du vent. La coupe d’un tel arbre montre que le cœur est excentré, et que les cernes de croissance sont tassés d’un côté et espacés de l’autre. Bien sûr, la zone où les cernes sont rapprochés est plus dure et solide. En d’autres termes, il est nécessaire de prendre en compte cet aspect quand on dispose des pièces de bois car leur résistance n’est pas la même quand elles sont soumises à des contraintes. De plus, les pièces de bois ont des caractéristiques qui dépendent de la manière dont le bois a été débité (débit en plot, hollandais, etc.). Les charpentiers tiennent compte de ces caractéristiques quand ils les utilisent. 

Les arbres qui poussent dans la partie supérieure d’une montagne sont exposés à la lumière du soleil et au vent à 360°. On en obtient du bois de construction uniformément solide. Cependant, ce bois a tendance à se rétracter et à se déformer. Il faut donc tenir compte de la direction dans laquelle il sera disposé dans la construction, et des contraintes auxquelles il sera soumis. Les variables sont donc nombreuses, et si les arbres utilisés ne grandissent pas dans un même environnement, même les meilleurs artisans feront des erreurs en utilisant le bois. C’est pourquoi l’on enseigne qu’il faut utiliser le bois provenant d’une même montagne. 

Quelles prérogatives pouvons-nous en déduire ? 
MN : Quand on regarde les piliers du temple Hôryû-ji, l’édifice en bois le plus vieux du monde, on constate que certains sont disposés selon la même orientation que lorsqu’ils étaient des arbres. En d’autres termes, ils ont été disposés face au nord, tels que les arbres poussaient. 
Aujourd’hui, on préfère faire l’inverse. Comme dans l’hémisphère nord, la lumière du soleil vient du sud, les branches poussent davantage du côté sud. Sur la face sud d’une bille de bois, les nœuds sont donc nombreux, ce que n’aiment pas les Japonais qui apprécient les surfaces sans nœuds. D’autre part, comme ils préfèrent qu’un bâtiment soit orienté vers le sud, ils utilisent pour des endroits dont l’esthétique est importante, notamment l’entrée, des surfaces de bois qui étaient exposées vers le nord. Et non vers le sud comme on pourrait s’y attendre. Quand on marche dans les rues de Kyoto, on voit de nombreuses clôtures en bois. On distingue bien les parties hautes et basses de ces clôtures qui respectent ce qu’on enseigne aux charpentiers : « Utilise le bois dans le sens dans lequel l’arbre a poussé. »  

À l’heure où la notion de sobriété s’invite dans l’urbanisme, quels enseignements tirer de la construction et de la frugalité au Japon ? Des illustrations ? 
    
MN : En Europe où les séismes sont rares, la pérennité de l’architecture a longtemps été considérée comme allant de soi. Au Japon on ne construisait pas une nouvelle habitation à chaque génération, on dit même qu’on bâtissait une maison en pensant à ses petits-enfants. Par conséquent, les Japonais construisaient des maisons plus modestes et solides. Traditionnellement, la quantité de matériaux utilisée est certes modérée, mais on ne peut pas dire que les méthodes d’assemblage soient « frugales ». Dans l’exposition sont présentés un pavillon de thé, la maquette d’une partie du pavillon Tôindô du temple Yakushi-ji et des assemblages kigumi. Parmi toutes les techniques des charpentiers japonais, nous avons mis en avant celles qui utilisent des matériaux apparents « apprêtés » pour cacher des structures complexes, en d’autres termes l’aspect esthétique. 


En France, les métiers de la construction ont parfois du mal à séduire les jeunes et le manque de main-d’œuvre est réel. Que faire pour doper l’attractivité de ces métiers et la transmission des savoir-faire ? 

MN : Les questions de succession, mais aussi le manque de main-d’œuvre, sont également devenus des problèmes majeurs au Japon, particulièrement visibles dans la région du Kansai où l’Exposition universelle se tiendra en 2025. De nombreuses PME de construction ont d’ailleurs fait faillite à cause de la pénurie de main-d’œuvre et de la pandémie de Covid-19.  
Néanmoins, j’essaierais de me limiter au sujet qui concerne les artisans traditionnels, en évoquant notamment le cas des sakan (terme généralement traduit par « plâtrier »), et non celui des charpentiers.

Dans les méthodes de construction modernes, la « filière sèche » (méthode de construction qui n’utilise pas d’eau sur les chantiers et qui fait appel à des matériaux secs) a pris le pas sur la « filière humide » (fondée sur l'utilisation du béton et du ciment) dans un souci de productivité. Autrefois, au Japon, la finition des sols et des murs était confiée aux plâtriers qui se chargeaient de concevoir ces parties visibles en utilisant de la terre et du plâtre. Cependant, la pose de papier peint sur des plaques de plâtre, par exemple, est devenue la norme non seulement dans les bâtiments en acier ou béton, mais aussi dans les constructions en bois. Comme le rôle des plâtriers se résumait à appliquer une sous-couche de ciment pour le carrelage et les finitions du sol, on pensait que cette profession était vouée à disparaître.

Dans les années 1980, un artisan talentueux a toutefois fait son apparition. Son sens artistique a été reconnu par un architecte, avec lequel il a ensuite collaboré. Les fruits de leur travail ont été repris par plusieurs architectes et cet artisan a fini par être traité comme un véritable artiste.  
De nombreux jeunes étaient admiratifs de ce plâtrier, et même des diplômés en architecture ont commencé à suivre une formation pour devenir artisan. Dans les médias, on appelait ces plâtriers les « super artisans », et plusieurs plâtriers vedettes ont retenu l’attention. Et cette époque dure depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, alors que nous aspirons à une société durable, la terre et le plâtre devraient faire l’objet d’une attention particulière comme matériaux potentiellement renouvelables. Mais si l’on regarde les choses différemment, ce phénomène me semble préoccupant.  


Pour quelle raison ? 
MN : Pour appliquer une fine couche de terre sur des plaques, il est nécessaire de la mélanger avec une grande quantité de résine, ce qui empêche de la recycler par la suite. C’est la même chose pour le plâtre. Les plaques de plâtre, qui produisent des gaz nocifs lorsqu’elles sont détruites, ne peuvent pas non plus être réutilisées. Les artisans qui se sont concentrés uniquement sur l’aspect artistique ont oublié les techniques traditionnelles permettant d’utiliser des matériaux naturels de manière à pouvoir les recycler.  
Par ailleurs, personne ne se rend compte que le talent d’un artiste lui est propre et ne se transmet pas, alors que pour devenir artisan une formation spécifique est nécessaire. Un artisan ne peut donc pas prendre la place d’un artiste.   


Les constructions japonaises inspirent beaucoup d’architectes français. Des réalisations françaises ou internationales qui vous inspirent ?
    
MN : Les Français partagent en effet de nombreux points communs avec les Japonais, tels que le respect des techniques traditionnelles et le dur et long apprentissage qu’elles impliquent, mais également l’intérêt pour l’artisanat réalisé avec soin. Bien qu’il se situe à Kobe, au Japon, le Takenaka Carpentry Tools Museum attire de nombreux visiteurs français. Ils y passent d’ailleurs plus de temps que n’importe quel autre visiteur étranger. Mon vif intérêt pour l’architecture d’un pays avec lequel je partage de telles sensibilités me semble tout naturel… Ces dernières années, ce sont les débats autour de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris que j’ai trouvé particulièrement intéressants. A certains égards, je voudrais saluer les conclusions du débat concernant la façon dont les techniques héritées du Compagnonnage peuvent être adaptées à la situation actuelle, même si je ne suis pas d’accord sur tous les points. 


Quelle est votre approche de la construction durable ?

MN : Dans notre société moderne, qui a connu de grandes transformations depuis l’ère Meiji (1868-1912), serait-il improductif de regarder en arrière ? Peut-être agissions-nous déjà en faveur du développement durable, mais nous l’ignorions car nous regardions uniquement vers l’avant, sans nous en apercevoir. Si tel est le cas, en tant que personne travaillant dans un musée, je pense encore pouvoir apporter ma contribution à la société.  

Tout savoir sur l'exposition L’art des charpentiers japonais

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