"Faire lieux, faire liens, le Place Making» par Marika FRENETTE | L’interview du mois, NOVABUILD

Rédigé par

NOVA BUILD

L'écoconstruction est notre avenir

642 Dernière modification le 02/12/2021 - 10:13

Marika FRENETTE et son Cabinet Wigwam font partie des acteurs fondateurs de NOVABUILD. Dès 2010, Marika FRENETTE a participé à l’élaboration du projet de Centre de Ressources de la Construction Durable en Pays de la Loire qui devait aboutir en avril 2012 à la naissance de NOVABUILD. Vice-Présidente de l’association de 2012 à 2021, elle en est aujourd’hui l'administratrice déléguée à l’international.

Par sa binationalité franco-canadienne, elle apporte un regard particulier sur la profession. Elle a introduit en France le Processus de Conception Intégré (méthode PCI), et le Place Making, en étant notamment en co-initiative de la branche française du réseau Europe Place Making. Pour son interview du mois de décembre 2021, NOVABUILD est allé à sa rencontre pour en savoir plus sur le Place Making.

 

Bonjour Marika FRENETTE, vous portez le mouvement Place Making en France avec quelques confrères. Pouvez-vous nous dire ce qu’est le « Place Making » ?

Le « Place Making » fait partie de ces « mots concepts » anglophones qui ne sont pas évidents à traduire. Un peu comme pour le « sustainable développement » dont le sens va bien au-delà de la traduction en « développement durable ». Plutôt que de le traduire, je vais essayer de vous en donner le sens.

Pour commencer je dirais qu’il s’agit de faire bien et de faire mieux.

C’est un mouvement qui a démarré il y a une quarantaine d’années, dans la mouvance des années 70 qui réinterrogeait la ville construite autour de la voiture, et des espaces publics qui sont des supermarchés gigantesques avec peu de lieux permettant aux gens de se croiser.

Ce mouvement composé essentiellement d’urbanistes, essayait de comprendre par des démarches empiriques, par l’observation, ce qui pouvait les rendre froids ou vivants, animés ou pas.

Avec la crise de 74, la prédominance de la voiture a commencé à être contestée par des penseurs du mouvement comme Jane JACOB. C’est elle qui est à l’origine de « la promenade de Jane » en Amérique du Nord qui consistait à découvrir la ville à pied, au départ avec ses étudiants, et petit à petit avec tous ceux qui veulent comprendre la ville.

Ces promenades urbaines sont aujourd’hui pratiquées couramment sans que les gens sachent qu’elles trouvent leur origine dans le Place Making.

Ce mouvement parti des États Unis a donné naissance avec Fred KENT au PPS (Project for Public Spaces) dont l’objectif est de travailler l’espace public autrement qu’en le dédiant exclusivement à la voiture. On trouve en parallèle un autre mouvement, le Community Planning qui, lui, part de l’écosystème humain, quand le PPS part plutôt de l’espace public. La finalité des deux est similaire.

C’est donc un mouvement assez ancien maintenant, et assez important en Amérique, mais qui étonnement n’a pas changé grand-chose à la présence de la voiture. Les démarches qu’il préconisait dès les années 70 reprennent toute leur actualité avec la question climatique qui rapproche l’humain et l’urbain.

Le mouvement s’est étendu en Europe, à l’initiative de l’urbaniste humaniste danois Yan GEHL qui a été mon maître à penser pour mon diplôme d’architecture. Il a contribué au renouveau de l’urbanisme en Europe du Nord.

L’Europe a un contexte différent de l’Amérique puisque nos villes n’ont pas été créées autour de la voiture, mais de fait, elles lui ont peu à peu laissé toute la place. Yan GEHL a été un peu à contre-courant de l’urbanisme de l’époque. Je me souviens par exemple qu’il demandait d’arrêter de faire des villes vues du ciel (« City at sky level »). Il était opposé au Corbusier et à sa vision de la ville fonctionnelle et zonée. Pour lui, la ville est humaine se vit à la hauteur des yeux (« City at eye level »).

On ne devrait pas représenter un projet urbain avec un plan masse. Il devrait être simplement un outil pour se repérer, la perspective est ce qui devrait être utilisé pour concevoir des lieux. C’est rarement le cas…

Yann GEHL a donné une vision européenne au mouvement du Place Making, je dirais même qu’il a largement dépassé les américains, car il a pu faire de l’Europe du Nord des laboratoires vivants, ce qui est resté très limité en Amérique.

Les « disciples » de Yann GEHL, dont je fais partie, et qui ont la plupart la cinquantaine aujourd’hui, se sont dit qu’à côté du mouvement PPS assez actif dans le Commonwealth et en Asie, il fallait créer un mouvement qui irait beaucoup plus loin que les américains en s’attachant à l’urbanisme humaniste. C’est ce qui a abouti au Eye Level City (Place Making Europe https://placemaking-europe.eu/stories/).

Notre interprétation a Wigwam va encore plus loin. Nous parlons de la ville à la hauteur des yeux, du cœur et de la terre.

Ce qui fait force dans un territoire, ce n’est pas seulement ce qui se passe à la hauteur des gens, mais aussi ce qui se passe entre les gens (à la hauteur de leur cœur et de leurs émotions), et que tout cela soit à la hauteur des défis planétaires (« City at eye, earth and heart levels »).

 

On voit bien le contexte, est ce que vous pouvez nous donner alors une définition du Place Making ?

Le Place Making est l’art de mettre en mouvement les espaces publics intérieurs et extérieurs pour en faire des lieux humains où il fait bon vivre.

En un mot, : « Faire liens pour faire lieux ». C’est ainsi que nous avons décidé au Place Making France de traduire pour le moment en français l’expression anglophone.

 

Ou en est le Place Making aujourd’hui en France ?

Après des siècles de Top-Down, La France découvre en ce moment le Bottom-Up. Le Place Making en fait partie.

Le mouvement Place Making Europe a été créé il y a un an. J’ai participé à sa conférence d’ouverture en présentant le projet d’Angers Rives Vivantes qui est un exemple de « water Place Making » (https://placemaking-europe.eu/listing/recap-place-led-development-deep-d...).

Depuis, nous avons créé le mouvement place Making France avec quatre structures françaises : UTOPIES, fondé par Isabelle MALVILLE ; DVT UP, dirigé par Julien HEYDE ; Léa MASSARE di DUCA qui travaille les tiers lieux avec le Project, et Wigwam.

Wigwam a été dès le début référencé comme « Place Making leader » pour la France. Notre objectif est de faire connaître ces nouvelles pratiques, par des webinaires notamment. Il y a aujourd’hui une dizaine d’expériences en France qui sont inspirantes.

 

Qu’est-ce que cela change de faire des lieux et faisant lien, pour reprendre votre définition du Place Making ?

Pour illustrer mon propos, je vais tenter de différencier cette démarche de celle qui commence à être connue, celle de l’Assistance à Maîtrise d’Usage (AMU).

L'AMU consiste à mettre l’usager au cœur d’un projet. Il se situe dans la mouvance des démarches participatives et de concertation. Ces démarches supposent qu'il y ait un émetteur qui porte un projet (un promoteur, une ville, etc.) et en face, des usagers dont on va recueillir l'opinion pour que le projet (le produit ?) soit le plus adapté possible aux attentes.

Dans le Place Making, ce n’est pas l’usager qui est au centre de la démarche, mais l’humain. C'est ce qui nous amène à intégrer bien d’autres acteurs que l’usager, nous associons par exemple le promoteur, les commerçants, les représentants de la ville, les citoyens, les travailleurs, etc.

Il s’agit de faire la ville. Ce qu’on veut, c’est faire du lien, créer un mouvement, une dynamique, ce que l'on ne cherche pas toujours dans les démarches de concertation.

La maîtrise d’usage et le place Making sont deux faces d’un processus d’écoute de ceux qui vivent un lieu. Mais à mon sens, le Place Making est radicalement bottom-up, puisqu'il fonctionne sans projet préalable. Cela va donc bien plus loin que la concertation, cela relève pleinement de la mouvance sociale autour de l'empowerment.

Les deux approches sont le signe que notre secteur a besoin d’autre chose que ce qui a été fait jusque-là, d’une approche qui renouvelle la façon de faire la ville,

Les parties prenantes auxquelles s’adresse le Place Making sont généralement organisées en 3 familles : les institutionnels, les acteurs économiques, et les citoyens. On va travailler la ville avec ces trois types de publics.

Plus on avance avec eux sur un lieu en particulier où l’on va se donner comme objectif que les personnes viennent et reviennent dans les espaces communs, plus on a de chances d’aboutir à une forme de coalition entre les acteurs (c’est le mot qu’on utilise dans les Pays de Nord) qui va animer le lieu, en allant jusqu’au financement et à la cogestion.

L’espace public devient un espace co-produit, co-géré, co-animé.

 

Pourquoi les acteurs de la construction, de l’immobilier et de l’aménagement devraient s’intéresser au Place Making ?

Les professionnels de la construction doivent s’intéresser au Place Making car avec la densification des villes, on risque de crisper les liens entre les habitants. On se rend vite compte que la concertation n’est pas suffisante pour faire évoluer la ville, il faut aller vers l’accompagnement des changements de comportement dans un temps plus long et en ayant les acteurs associés tout au long, pas seulement en amont. Et là, on commence à toucher le dur.

Demain, si on veut transformer les choses et se préparer au dérèglement climatique, il va falloir s’y prendre autrement. Quand le monde devient plus complexe avec la raréfaction des ressources, la raréfaction du foncier, la hausse des prix de l’immobilier, la mise en place de l’économie circulaire, cela commence générer de la tension humaine entre experts, et entre riverains. Fabriquer une ville humaniste avec les parties prenantes cela répond aux enjeux climatiques à venir. Petit à petit, le Place Making permet de préparer un autre mode de vie, incorporant le partage et l’entraide.

En effet, l’effet secondaire de la démarche, c’est de rendre possible l’entraide comme en parle Pablo SERVIGNE. Les liens créés dans une opération de Place Making permet de créer l'entraide, car quand le lien existe, le plaisir n’est pas loin. On s’adresse à l’individu citoyen, et on commence à entrer dans le Bien Commun.

Pablo SERVIGNE m’a fait prendre conscience de la nécessité de créer les conditions de l’entraide dans la fabrique de la ville. C’est très fragile. On est dans une société de rapidité, de pression, où la relation humaine n’est pas toujours le cœur de nos vies.

Dans une société très individualiste, faire émerger le Bien Commun demande un travail de fond.

Les jeunes citoyens y sont prêts. Le mouvement est irrémédiable. Les changements profonds vont se faire, l’acte urbain va les faciliter pour peu qu’on le veuille.

Pour conclure ce point et répondre à votre question « pourquoi les gens doivent y aller ? » Je dirais, mais parce que c’est juste génial !

 

Comment on procède si l’on veut faire du place Making ?

Il y a deux entrées pour la démarche, celle d’un espace déjà existant et qu’on veut rendre plus vivant, ou celle d’un lieu qu’on veut créer de toute pièce. Ce cas de figure est le plus courant aujourd’hui, mais ce devrait être de moins en moins le cas.

Dans un espace existant, on a des parties prenantes existantes. On peut donc observer des gens qui utilisent l’espace. Il n’y a pas de polémique, car l’objectif est d’améliorer le lieu. Mais paradoxalement, alors que c’est peu polémique, cela se fait moins souvent. L’espace public déjà existant est le plus souvent laissé aux experts. Et donc, on passe à côté de l’essentiel. À la fin d’un processus de renouvellement urbain, on fait une concertation sur quelque chose qui est déjà un peu figé. La concertation se limite souvent aux citoyens, et on oublie d’autres parties prenantes.

Si l’on veut faire du Place Making pour un lieu existant, on démarre par un diagnostic partagé, avec plein de techniques et outils différents dont les ballades urbaines dont je parlais tout à l’heure. Ce diagnostic permet de donner des premières informations qui font émerger des besoins explicites et où avec un peu de pratique, on commence à faire poindre la compréhension de signaux faibles.

C’est la compréhension de ces signaux faibles, qu’on appelle besoins latents ou implicites, Pour les faire émerger, il faut recourir par exemple à d’autres disciplines, comme la psycho-sociologie. Il faut un peu de temps pour faire émerger de la pensée profonde, collective, passer du « je » au « nous ».

Le besoin implicite est avant tout un besoin humain dont nous n’avons pas la conscience et qui pourtant, est structurant pour notre bien-être. Cela ne peut donc pas émerger en 1 ou 2 réunions publiques tendues, et encore moins en posant une question directe comme « de quoi avez-vous besoin » (la réponse sera dans l’explicite).

Des citoyens dans une salle ne forment pas un groupe. Pour parler d’une pensée collective, il faut du temps, de la confiance, de l’échange et l’impression de construire réellement ensemble quelque chose de nouveau.

Les démarches de Place Making et Community Planning sont dans le temps long. Comme la ville d’ailleurs. On prend 12 ans parfois pour construire un nouveau quartier de 2000 habitants et on pense qu’en 3 réunions de 2 heures le soir, on pourrait créer un « commun » et un sentiment d’appartenance, et surtout avoir tout compris des besoins latents…

C’est par ce qu’on a commencé à faire lien, qu’on va pouvoir faire lieu.

Dans une réunion publique en format théâtre, comme on le voit souvent dans les concertations publiques, on ne peut pas faire du lien.

En fonction de la complexité du lieu on va aboutir à un diagnostic qui va devoir donner envie aux gens de s’y plonger et de creuser les questions. Pour y arriver, on reformule le problème, ce qui permet d’élaborer une vision partagée.

Par exemple, dans une ville de l’Ouest, il y a une rue extrêmement dangereuse et dont la rénovation serait très coûteuse. Pour avancer quand même, on va tester comment dévier une partie de la circulation sur d’autres rues pour voir comment cela fonctionne. Ce qui est intéressant, c’est que c’est le lien entre habitants qui a fait émerger cette idée. L’avantage d’avoir fait lien permet d’aller plus loin, d’aborder des questions plus complexes, moins visibles.

Mais pour tout dire, j’aimerais que travailler sur l’existant représente 90% de nos projets, mais c’est loin d’être le cas.

 

On vous fait donc souvent travailler sur des lieux à créer ?

Oui, on nous appelle plus souvent pour du neuf, pour créer des comités citoyens, avec des gens qui ne sont pas encore là…

Et donc, faire du Place Making sur du neuf, de l’extension urbaine, ou de la friche, cela ne peut pas se passer de la même façon.

L’idée n’est pas de créer des comités citoyens et des instances diverses et variées puisqu’on n’a pas encore de parties prenantes. On va plutôt commencer à travailler entre experts pour préciser l’intention et rajouter des entretiens avec des « personae », c’est-à-dire des personnes représentatives d’une typologie de futurs potentiels habitants. On va se demander pour qui et pourquoi on souhaite créer ces espaces ?

Un exemple que j’ai en tête, serait le nouveau quartier à St Gilles Croix de Vie (85). La réponse était de loger les jeunes du pays qui n’arrivent pas à se loger dans un territoire qui a donné la priorité à la maison individuelle et dont le cout a explosé depuis 2 ans, comme partout sur la côte. Cela met en cause ce schéma d’aménagement qui a privilégié la maison individuelle, inoccupée la majeure partie de l'année. Pour moi, ces opérations sont toujours une bonne occasion pour agir plus largement.

Quand on travaille sur du neuf, comme on n’a pas de parties prenantes, on va devoir identifier en tant qu’expert, les différents usages. On travaille avec des groupes miroirs qui vont aider les experts à ne pas être dans leurs biais habituels.

Ma méthode consiste à imaginer l’espace public avant tout autre infrastructure. On commence par les futures places publiques, on se demande ce qu’il faudrait générer autour pour qu’elles marchent, et petit à petit, on localise les différents ouvrages.

On part de scénarios de vie, le plus souvent faits à pied ou à vélo. Cela crée des contraintes qui sont intéressantes. Quand on fait la concertation après avoir figé tous les réseaux, on passe à côté de la bonne question.

Quand on réfléchit à un quartier bordé par des constructions existantes, il faut bien garder en tête que ce ne sont pas des riverains, ce sont des habitants qui vont vivre dans le quartier. La notion de « riverains » n’existe que parce qu’il y a une opération foncière, mais la ville ne se vit pas à l’intérieur de périmètre foncier. C’est beaucoup plus organique, dans le ressenti. Quel est le périmètre de mon « quartier » … pourrait-on demander ? Pour le faire souvent, on n’a jamais le même entre plusieurs habitants d’une même rue !

On va peu à peu les intégrer dans les démarches. Ils vont être amenés à identifier leurs attentes pour définir les services notamment. On pourra parler avec eux de mobilité, d'alimentation, de pratiques nouvelles, on pourra aller très loin dans les échanges, car souvent, ce sont ces nouvelles pratiques qui motivent leur installation dans ces nouveaux ces lieux.

 

En quoi le Place Making est-il différent de la ville apaisée, de la ville du 1/4 d’heure, de l’éco quartier, de l’urbanisme tactique ?

Dans ces mots, il y a des objectifs et des méthodes.

La ville du quart d’heure est un objectif, une intention, qui serait de parcourir sa ville à pied, et cela concerne plutôt à Paris, car hors de Paris, on ambitionne plutôt de faire la ville des 5 minutes. Ce que dit Carlos MORENO quand il parle de la ville du quart d'heure, rejoint le label LEED-aménagement qui demande que sur un espace de 800 m2 on ait les services essentiels. Or dans un quartier où il y a principalement des habitations et pas de commerces en rez-de-chaussée, vous allez trouver « long » de marcher 15 minutes pour aller cherche une baguette de pain le matin car c’est ennuyant. Alors qu’à Paris, vous aurez passé devant plein de vitrines, il y a du monde, ça bouge, ça vit, et donc c’est une belle expérience.

Cet objectif peut se réaliser de plein de façons, avec ou sans associer les parties prenantes.

Le place Making, ou le Community planning, est une méthode longue, une démarche, un processus, avec sa finalité (le Place Making est lui-même sa propre finalité) et des étapes.

L’urbanisme tactique, les ballades urbaines, la concertation, les réunions publiques, sont quant à eux des outils. Ils servent à mener certaines étapes de ces démarches longues.

L’urbanisme tactique n’est pas un objectif, c’est un outil. Cela pourrait être une méthode si c’était systématisé. Cela dépend de l’intention. Cela pourrait être le POC (Proof Of Concept, en français « preuve du concept ») de la démarche d’innovation en urbanisme au cours de laquelle on testerait une hypothèse dans un processus complet.

 

Intuitivement, on peut penser que la démarche collaborative dans la conception d’un lieu facilite l’appropriation de ce lieu par les habitants, mais ce n’est peut-être pas si évident ?

Bien sûr que non. Ce qui n’est jamais évident, c’est la mise en autonomie. C’est une étape clé. Cela suppose que tous les outils mis en place disparaissent et que la dynamique, elle, se poursuit.

La mise en autonomie est réussie, quand, au moment où on part, les gens ne s’en rendent pas compte. Il faut au préalable qu’à plusieurs reprises, que nous, porteurs de la démarche, on constate que cela fonctionnerait bien, voire mieux, sans nous.

Dans les pays du nord, ils travaillent la gouvernance dès le départ. Si on ne le travaille pas, cela aboutit à la création du concierge, ou du manager urbain qui fait à la place des habitants.

C’est au groupe de définir s’il a besoin d’un permanent. Ce qui ne fonctionne pas, c’est de dire dès le début qu’il y aura un service de conciergerie, ou de donner trop de moyens au départ. Cela limite le bénévolat. Dans un quartier, s’il n’y a pas d’entité qui aide à gérer, cela peut dans certains cas fonctionner, mais pas toujours.

 

Justement, le place Making conduit à faire des lieux animés. Cela suppose donc des moyens d’animation. Quel en est le coût ? Qui le prend en charge ?

Il n’y a pas toujours besoin d’animation. Quand il y en a besoin, il faut se poser la question de la coalition du territoire.

Prenons l’exemple des pays nordiques. Si ton espace est vivant, attractif, etc., cela donne de la valeur aux biens privés, aux commerces. Dans un cercle vertueux, il est normal que ceux qui en bénéficient au premier plan, y contribuent un peu plus. Leurs taxes locales sont un peu plus élevées. Le financement à terme devrait venir de la proposition de valeur.

Cela se fait un peu chez nous, les commerçants organisent et financent des fêtes de la rue car cela leur rapporte. Mais ce sont des associations de commerçants, pas des coalitions de parties prenantes.

Pour aller plus loin, il faudrait élargir l’association des commerçants du quartier par une coalition plus large, en intégrant les institutionnels, les acteurs économiques et les citoyens.

On est dans un changement de société. Quand j’échange avec la jeune génération en France, j’ai l’impression d’être au Québec il y a 20 ans. On constate une autre ouverture d’esprit. Cette génération veut tester plein de choses, et est prête à faire le « pas-de-côté ».

 

Comment amener les gens à s’approprier un lieu sans le privatiser ?

C’est la question qui revient souvent dans les tiers lieux. Si l’espace se privatise, c’est que l’équilibre des trois parties prenantes n’a pas tenu. Cela suppose une prise de pouvoir d’un des trois piliers. Cela peut arriver quand par exemple les pouvoirs publics phagocyte l’espace, ou interdit des usages qu’elle n’a pas prévu au départ.

La ville part d’un équilibre entre intérêts différents, elle est un terrain d’entente. C’est un bel apprentissage. C’est une ligne de crête où tu peux basculer du despotisme au laxisme, l’entre deux demande une attention permanente.

La privatisation est un risque, et sera en permanence un risque.

L’empowerment des citoyens devrait générer un desempowerment d’une partie du pouvoir des collectivités. Les élus sont légitimes pour décider mais pas pour tout faire.

 

En quoi une démarche de place Making peut être adaptée aux dérèglements climatiques à venir ?

Le monde change. Le monde devient plus complexe. Le dérèglement climatique, la raréfaction des ressources et de la biodiversité, vont nous amener à résoudre des questions extrêmement complexes, en ce sens qu'elles sont évolutives et systémiques, et pour une part, imprévisibles. On ne pas aborder des questions complexes avec les méthodes simples qui ont été créées pour un autre monde. Favoriser le lien humain sur des lieux tangibles comme le bâtiment ou les espaces publics, crée des conditions qui sont extrêmement favorables au travail sur des sujets beaucoup plus complexes.

L’urbanisme humaniste, qui part de l’humain, permet de rentrer donc dans sujets qui vont bien plus loin que la "techno-salvation" qui a ses limites.

 

Les gens ont du mal à imaginer l’ampleur des changements qui vont survenir avec le dérèglement climatique. Ne vaut-il pas mieux un travail d’expert ?

C’est vrai qu’il y a des sujets très techniques qui peuvent nécessiter la présence d'experts. Mais, on le sait depuis le lancement des ateliers de la Fresque du climat ou de la Convention citoyenne par exemple, que les citoyens peuvent s'approprier collectivement des sujets scientifiques pointus.

Vous évoquez aussi dans votre question, les limites de la pensée pour imaginer des situations extrêmes. Même avec une animation très élaborée, personne ne peut imaginer ce que cela peut être de vivre à La-Roche-Sur-Yon avec +45°C.

Il nous faut en tant qu’expert avoir notre boîte à outils. Il va falloir parler des pics de chaleur, mais aussi de pluies diluviennes, etc.

Il y a un mouvement dans les pays du nord de l’Europe et au Québec, sur l’activation de l’espace public dans des périodes grand froid. On pourrait imaginer des démarches comparables pour des périodes de fortes pluies ou de grandes chaleurs sous nos latitudes. Il faudra bien continuer à vivre dehors dans ces situations. L’expert est là pour amener ces questions.

 

Dans la littérature sur le Place Making, il est indiqué que l’art est un allié de la démarche, qu’est-ce que cela apporte ?

Les artistes sont incontournables dans la question climatique car ils savent poser un récit.

Dans beaucoup de projets, on estime que travailler sur l’art, la sculpture, la musique, la danse dans l’espace public peut aider à ce que le lieu nous touche. Cela pourrait être une pratique pour favoriser le lien en partant de moments d’émotion.

Mais il faut se méfier de la fausse bonne idée de l’œuvre conçue comme un signal extérieur au projet. Pour que le recours à la dimension artistique vienne conforter le projet, il faut qu’elle soit bien intégrée dans le projet.

Ce n’est pas une cerise sur le gâteau, cela doit contribuer au projet.

Je pense à des acteurs comme POLAU, structure basée à Tours, qui sait enrichir un projet par une démarche artistique en croisant urbanisme et intervention créative.

 

Qu’est-ce que NOVABUILD pourrait faire pour faciliter le déploiement du place Making dans notre région ?

NOVABUILD peut ouvrir ses adhérents à des pratiques différentes qui existent ailleurs. Les anglais travaillent depuis 20 ans sur l’économie circulaire. Si quelqu’un a déjà travaillé sur un sujet qui est une bonne réponse aux enjeux auxquels nous sommes confrontés, alors, allons travailler avec lui, cela nous fait gagner du temps.

NOVABUILD peut proposer un partage de pratiques adaptables venant d’autres pays. NOVABUILD nous ferait gagner du temps en nous ramenant des retours d’expérience qui se font ailleurs.

Par la francophonie, on peut s’ouvrir sur le monde, sans le blocage de la langue. Rien qu’avec la francophonie, tu as déjà de l’air dans la tête.

 

 

Propos recueillis par Pierre-Yves LEGRAND, Directeur de NOVABUILD, le 10 novembre 2021

 

Actualité publiée sur NOVABUILD
Consulter la source

Partager :