L’Analyse de Cycle de Vie (ACV) : un outil au service d’une stratégie transformatrice pour des bâtiments durables

3341 Dernière modification le 05/01/2019 - 07:55
L’Analyse de Cycle de Vie (ACV) : un outil au service d’une stratégie transformatrice pour des bâtiments durables

Dans un monde aux ressources limitées, le challenge climatique impose de passer à la vitesse supérieure. Dans tous les secteurs de l’économie, la prise en compte de l’enjeu « carbone » devient primordial, et le secteur du bâtiment n’échappe pas à la règle.

 

Depuis quelques années, « l’éco-construction » s’impose petit à petit au Maroc comme une solution mobilisatrice qui permet une prise en compte des enjeux environnementaux pour la construction ou la rénovation des bâtiments. Plusieurs certifications environnementales, notamment HQE, LEED et BREEAM permettent de pousser l’optimisation de la conception par l’intégration de procédés, matériaux et produits à faible impact environnemental, ou encore d’inciter au recours aux énergies propres pour massifier la production locale. Le développement du numérique pourrait également permettre d’envisager des approches encore plus collaboratives et inclusives entre les acteurs, par exemple autour de modèles BIM –Building Information Modeling.

Néanmoins, la prise en compte de l’enjeu « carbone » est encore partielle dans le secteur du bâtiment au Maroc, que ce soit au niveau des acteurs ou du périmètre concerné. En effet, une approche « bas carbone » de la conception de bâtiments devrait concernée l’ensemble des acteurs (BETs, architectes, distributeurs de matériaux, etc…), afin d’opérer des choix pertinents de matériaux et process moins émetteurs. Une approche de type « Analyse de Cycle de Vie » ou « Economie circulaire » permettrait d’apporter une nouvelle vision plus complète, prenant en compte l’impact des matériaux et modes constructifs, mais également le transport des produits de construction, incitant par la même occasion à l’usage de produits locaux et donc la création d’une dynamique économique territoriale.

Dans ce sens, le développement d’outils adaptés au contexte marocain, mais également et surtout de données par les industriels et fabricants, impliquant la réalisation d’ACV de produits de construction clé, semble aujourd’hui nécessaire pour permettre aux BETs et architectes d’intégrer la conception de bâtiments « bas carbone » au Maroc.

Le secteur du bâtiment : un secteur majeur dans la stratégie bas carbone du point de vue national 

En 2012, les émissions directes de gaz à effet de serre (GES) du Maroc ont atteint 105 MteqCO2. Le secteur du « bâtiment », qui regroupe les domaines « Commercial / institutionnel » et « Résidentiel », représente 9,1 MteqCO2, soit près de 10% des émissions directes globales du pays. Pour rappel, les émissions directes de GES sont principalement liées à la combustion d’énergie dans les bâtiments. (ex : GPL pour la cuisson) Depuis le début des années 2000, ces émissions directes, qui représentent la 4ème source clé d’émission, ont fortement augmenté, et notamment pour les ménages en passant de 4,5 MteqCO2 à 8,4 MteqCO2 en 2012.

L’enjeu principal du Maroc porte sur la production d’énergie, qui est encore aujourd’hui fortement « carbonée » et majoritairement importée. L’analyse des mesures d’atténuation présentées dans le cadre de la Communication Nationale à la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CNUCCC) confirme ce positionnement fort du pays concernant le « verdissement » de sa matrice énergétique et le développement de modes de production d’électricité plus performants.  Le schéma suivant permet d’appréhender l’importance des engagements pris par le Royaume du Maroc en faveur du développement de sources de production d’électricité plus « propres ». Les mesures d’atténuation « production d’électricité centralisée (solaire, éolien, gaz combiné) représentent plus de 65% du potentiel d’atténuation total du Royaume en 2030.

 

Figure : Stratégie d’atténuation des émissions de GES du Royaume du Maroc : scénario tendanciel 2030, mesures d’atténuation et scénario bas carbone 2030, Source : I Care & Consult, à partir du Premier Rapport Biennal Actualisé du Royaume du Maroc (MEMEE, 2016)

Malgré la préparation de deux Mesures d’Atténuation Appropriées au niveau National (« NAMAs ») ciblées sur le secteur résidentiel – tertiaire (NAMA Habitat et NAMA Toits solaires PV), le potentiel d’atténuation de ce secteur représente seulement 9% du gisement total à l’horizon 2030. En première approche, il convient de conclure que le secteur du bâtiment n’est pas un secteur prioritaire dans la stratégie d’atténuation du Maroc malgré les impacts environnementaux conséquents y afférents.

Néanmoins, cette première analyse a l’inconvénient de présenter une vision « incomplète » de l’importance du secteur du « bâtiment » dans les émissions de GES du pays. En effet, aux émissions directes des bâtiments s’ajoutent des émissions indirectes qui sont liées notamment :

  • A la consommation d’électricité dans les bâtiments (résidentiel et tertiaire) ;
  • A l’utilisation de gaz fluorés, qui sont utilisés dans les installations de climatisation, et dont le pouvoir de réchauffement global, et donc l’impact potentiel sur le changement climatique est très important ;
  • A la construction (et la destruction) de bâtiments dont les industries cimentières et les industries de production de métaux et acier sont un bon « proxy » en première approche. En effet, d’après la 3ème Communication Nationale du Maroc à la CNUCCC, « les besoins du marché marocain ont atteint 2,2 millions de tonnes d’acier, dont 1,4 millions de tonnes de fer à béton. Le dynamisme associé aux grands projets d’infrastructure, le développement du secteur du BTP, notamment les projets relatifs au logement social, constituent une opportunité de développement pour l’ensemble de la filière, en particulier, le rond à béton et les produits plats ».

La mise en perspective des émissions directes des secteurs « résidentiel – tertiaire » avec les émissions associées d’une part à la consommation d’électricité, et d’autre part à la construction de bâtiments permettent de mettre en perspective plus clairement l’importance du secteur du bâtiment dans la stratégie bas carbone du Royaume. En effet, en plus des émissions directes qui représentent 9,1 MteqCO2, le secteur du bâtiment génère également (de manière indirecte) près de 10,9 MteqCO2 supplémentaires liées aux consommations d’électricité[1], et en première approche[2], près de 3 MteqCO2 supplémentaires liées au BTP et à l’activité de construction qui est très dynamique depuis plusieurs années. 

Ainsi, cette approche permet d’une part de « rapatrier » une partie significative des émissions de GES liées à la production d’électricité, et d’autre part de mettre l’accent sur l’importance de l’enjeu de sobriété et d’efficacité énergétique dans ce secteur. On peut désormais avancer que le secteur du bâtiment est un secteur prioritaire dans la stratégie d’atténuation du Royaume, puisqu’il totalise 21,7% des émissions nationales en 2012, soit 23 MteqCO2 comprenant des émissions directes et indirectes. La figure suivante illustre de façon schématique la répartition des émissions de GES directes et indirectes liées à la construction et à l’usage des bâtiments.

 

Figure : Représentation schématique des émissions directes et indirectes de GES du secteur du bâtiment au Maroc en 2012, Source : I Care & Consult sur la base de l’analyse proposée dans la SNBC France

A l’échelle des projets, plusieurs opportunités pour appliquer et consolider les orientations nationales

L’analyse précédente montre l’importance du secteur du bâtiment dans la stratégie bas carbone du Maroc, mais permet également d’identifier certaines limites concernant sa déclinaison effective à l’échelle des projets. Plusieurs enjeux peuvent être identifiés à destination des professionnels du bâtiment.

Inscrire une approche de type Negawatt à l’échelle des projets : sobriété, efficacité, énergies renouvelables

La stratégie bas carbone du Maroc est fortement orientée vers le développement des énergies renouvelables, qui doivent permettre de répondre aux besoins de croissance de la consommation énergétique, mais également à l’enjeu de substitution des énergies fossiles. La mise en perspective des gains liés à la mise en application de la Réglementation Thermique du Maroc - RTCM (- 0,577 MteqCO2 en 2030) avec les gains attendus par l’installation de 4000 MW de solaire et d’éolien (- 9,685 MteqCO2 en 2030) pourrait amener à conclure que le « verdissement » du mix énergétique marocain est suffisant, car il permettra d’améliorer mécaniquement les émissions de GES liées aux consommations d’électricité dans tous les secteurs et notamment le bâtiment. Néanmoins, en reprenant la démarche développée par Negawatt, il est important de ne pas reléguer au second plan les enjeux de sobriété et d’efficacité, qui restent prioritaires sur le développement des énergies renouvelables.

Par ailleurs, la déclinaison opérationnelle de la NAMA « Habitat » (éclairage basse consommation, installation de capteurs thermiques, application effective de la Réglementation Thermique) et de la NAMA « Toits solaires PV » (installation en toiture de 2500 MWc de panneaux solaires PV raccordés au réseau Basse Tension – BT), nécessite la montée en compétences et la mise à disposition d’outils au niveau des bureaux d’études et des maîtrises d’ouvrages pour assurer une mise en œuvre opérationnelle. 

Challenger la « performance carbone » des matériaux clés de construction proposés par les fournisseurs 

Bien que l’industrie cimentière soit la 5ème source clé d’émission directe de GES du Maroc, avec 7,5% des émissions nationales en 2012 (soit 7,9 MteqCO2), aucune mesure d’atténuation n’est prévue dans la stratégie nationale bas carbone impulsée par le pays. L’industrie de production d’acier (fabrication de produits longs, de produits plats ou de produits tréfilés destinés notamment au secteur du BTP) est également un secteur qui contribue de manière significative aux émissions nationales, avec 1,9 MteqCO2 en 2012. A l’image de l’expérimentation du label international « Net Zero », l’analyse et la prise en compte du poids carbone des principaux matériaux utilisés est une solution pertinente pour permettre la mise en place d’un cercle vertueux entre différents secteurs d’activités dans la lutte contre le changement climatique.

 

Expérimentation Net Zero dans le cadre de l’ACV Carbone :

Il est aujourd’hui important de changer les modes constructifs en vigueur au Maroc pour viser un niveau de performance (défini sur la base d’objectifs chiffrés) tel que celui proposé pour un bâtiment « NET Zero ».

Le label NET Zero propose en effet une réponse à cette problématique car il exige une conception intégrée des bâtiments et une analyse fine des usages pour mettre en place des systèmes, produits et matériaux cohérents et adaptés. Dans ce sens l’expertise en Analyse Cycle de Vie (ACV) devient cruciale car elle peut permettre de procéder à des analyses comparatives détaillées au stade de la conception des projets.

 Promouvoir des modes constructifs permettant de minimiser l’installation de climatiseurs

Les émissions de GES liées à la climatisation dans les bâtiments (fuites de gaz utilisées dans les installations) ne sont pas prises en compte dans l’inventaire national ; or, ces gaz ont un impact très important sur le changement climatique. Ainsi, l’intégration du paramètre de confort d’été est un élément primordial dans la conception de bâtiments performants.

Sensibiliser les maîtres d’ouvrages à l’intégration de critères environnementaux dans les achats

Le BTP comme un secteur clé de l’économie marocaine (il pèse 6,6% du PIB en 2015), est particulièrement dynamique depuis quelques années : il emploie près de 9% de la population active, soit près de 1 million de personnes.

En particulier, l’Etat marocain est un important pourvoyeur d’activité pour ce secteur, puisque 80 % des marchés publics sont dédiés au secteur du bâtiment et des travaux publics. L’intégration de critères environnementaux dans les marchés publics de bâtiments et de travaux est une piste essentielle afin de relayer les enjeux stratégiques d’atténuation qui sont présentés au niveau national. 

L’Analyse de Cycle de Vie (ACV) à l’échelle des projets de bâtiment est une démarche qui peut permettre de répondre à l’ensemble des enjeux présentés précédemment : cet outil permet en effet de comparer des produits de construction, et de faire des choix entre la performance énergétique et les émissions de carbone, et ce, sur le cycle de vie global du bâtiment. L’ACV, en tant que méthodologie multicritère, peut également permettre d’évaluer d’autres enjeux environnementaux comme la consommation d’eau ou la pollution de l’air, pour éviter le transfert d’impact dans une perspective d’éco-conception des bâtiments.

Plusieurs méthodes sont aujourd’hui disponibles et peuvent être appliquées ponctuellement au Maroc ; à titre indicatif, le logiciel de la performance globale des bâtiments ELODIE (développé par le Centre Scientifique des Techniques du bâtiment), ou la base données environnementales pour le bâtiment de l’INIES, qui sont déjà utilisées pour certains projets, notamment dans le cadre de certification de bâtiment. Néanmoins, un travail d’adaptation serait nécessaire afin de prendre en compte les spécificités du territoire marocain, nécessitant par exemple l’implication des industriels et toutes les parties prenantes de la filière dans la réalisation d’ACV de leurs produits de construction (ex : acier, ciment) ou des équipements.

 

Par I-CARE et ALTO EKO



[1]D’après le Rapport « Maroc 2014 » de l’AIE, les secteurs « résidentiel et commercial » totalisent environ 50% de la consommation d’électricité du pays en 2012

[2]En considérant respectivement que 25% du ciment produit au Maroc, et 50% de l’acier produit au Maroc sont effectivement utilisés dans le secteur du bâtiment (construction)

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Rédigé par

Zakaria SADIK

Directeur Général

Modérateur

Assia GOUDA

Chargée de missions