Témoignage de Christian Brodhag dans la revue Echanges n°50

Rédigé par

Christian Brodhag

Vice-Président Construction21 France / Président Construction21 AISBL

1475 Dernière modification le 31/01/2022 - 11:16
Témoignage de Christian Brodhag dans la revue Echanges n°50

En tant que professeur émérite à l'école des Mines Saint Etienne, le président de Construction21, Christian Brodhag, a été invité à témoigner dans la revue Echanges, la magazine d'information du portail de la qualité et de la performance. Performances, certifications et innovation, retrouvez son témoignage sur les grands enjeux d'aujourd'hui et demain.

Témoignage extrait de la Revue Echanges n°50, numéro spécial qui donne la parole à 50 témoins. Revue éditée par France Qualité.


Quels sont pour vous les principales évolutions ou évènements qui ont marqué la Qualité et les démarches de progrès ces quinze dernières années ?

Le modèle d’amélioration continue porté par la Qualité est devenu un modèle générique. Les normes de système de management se sont imposées dans différents domaines et activités : environnement, éducation, systèmes d’information, sécurité...  Cette généralisation a abouti à une structure universelle de management (HLS High Level Structure) à laquelle chacune des normes doit formellement se conformer. Il s’agit d’un indéniable succès, qui cache pourtant des limites.

Cette universalisation des systèmes de management, et leur certification, a fait considérer que les domaines et les contextes dans lesquels ils s’appliquent sont secondaires et subalternes. La performance serait le résultat du processus, une sorte de retombée fatale d’un bon management. Même dans le management environnemental de l’ISO 14001 qui vise la maîtrise des impacts, la certification prend le pas sur la performance. Ce serait donc le système de management des entreprises qui assurerait la crédibilité de leurs activités, de leurs produits ou de leurs services vis-à-vis du marché et des parties prenantes. La certification de conformité et l’évaluation de la maturité du système de management ont pu ainsi être ‘vendues’ comme une garantie de résultats en laissant de côté la performance. De plus, la juxtaposition de normes de management thématiques cohérentes entre elles, toutes séduisantes qu’elles puissent apparaître, inhibe la vision stratégique. C’est-à-dire que cette priorité aux systèmes de management peut se faire au détriment d’approches stratégiques et de prise en compte de la matérialité de la performance.

C’est un problème profond, au niveau opérationnel dans les organisations ; deux catégories de rationalité sont à l’œuvre : les approches procédurales et les approches substantives. Les premières portent sur la manière dont les processus sont organisés, elles s’intéressent au management et aux relations entre les fonctions et les acteurs. Les secondes sont performancielles et s‘intéressent à la performance et aux impacts, elles privilégient des indicateurs et des cadres de reporting. Ces deux composantes sont en concurrence et sont portées par des acteurs différents. 

Ce débat a été central lors de l’élaboration de l’ISO 26000, la norme sur la responsabilité sociétale des organisations. La COPOLCO, la commission des consommateurs de l’ISO proposait d’élaborer un système de management social venant compléter le système de management de qualité ISO 9000 et de l’environnement ISO 14000. Ce triptyque de normes aurait dû permettre de prendre en charge dans un seul système de management les trois piliers du développement durable : social, économique et environnemental. Dans cette même logique procédurale, certains considéraient une responsabilité sociétale fondée sur les relations avec les parties prenantes (Brodhag, 2010).


Or cela n’a pas été le cas et l’ISO 26000 n’est pas certifiable, elle appuie une réflexion stratégique et une analyse de matérialité et de maitrise des impacts comme le propose par exemple la norme (AFNOR NF X30-029, 2016). Or les deux approches, substantive et procédurale, sont complémentaires et devraient être combinées. C’est d’autant plus nécessaire pour l’accompagnement du développement durable. Sauf que les normes existantes, la structure HLS, n’intègrent pas cette question du développement durable. 

Qu’évoque pour vous la Nouvelle Qualité, qui rappelons-le se veut globale, pragmatique, innovante et participative ?

Cette Nouvelle Qualité affiche des ambitions qui peuvent apparaître comme contradictoires, et la façon dont elle va surmonter ces contradictions sera une profonde mutation. Elle devrait résolument contribuer au développement durable. Globale, elle devrait notamment intégrer le développement durable dans ses dimensions systémiques et scalaires. Systémiques car le développement durable implique la combinaison d’objectifs environnementaux, sociaux et économiques, des approches inter, pluri et transdisciplinaires et la participation d’acteurs variés. Scalaire entre les dimensions mondiales, nationales et locales qui imposent une cohérence et une adaptation des organisations à chacun de ces niveaux ; c’est-à-dire une réflexion sur des systèmes emboîtés. La question climatique, par exemple, est globale. L’impact d’une tonne de carbone émise est le même quel que soit son lieu d’émission dans le monde. Mais beaucoup de décisions d‘action, tant sur l’atténuation que l’adaptation, sont locales et les objectifs globaux doivent se décliner à chaque échelle. La question de la biodiversité, en revanche, est un problème mondial fait de multiples composantes d’écosystèmes variés dépendant des conditions locales. Leur gestion et leur exploitation doivent être menées à leur échelle qui n’est pas toujours celle des institutions, des pays ou des régions.

La Nouvelle Qualité envisage aussi d’accompagner l’innovation, et donc plus globalement la transition. Le système de management environnemental marque un engagement d’amélioration, il peut accompagner des innovations incrémentales, mais pas des innovations en rupture et des améliorations performancielles radicales. Les normes concernant l’innovation ne sont pas orientées développement durable. C’est pourtant ce qui est nécessaire. Les États de l’Union européenne se sont donnés en avril 2021 l’objectif d’une réduction nette d’au moins 55 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE d’ici 2030.


Rien que pour le bâtiment, une vague de rénovation doit être conduite pour atteindre une réduction de 60 % des émissions. Mais le climat n’est pas le seul concerné, les limites planétaires doivent être déclinées aux niveaux locaux et se combinent avec des limites locales de la capacité de charge des écosystèmes. Cette approche, appelée durabilité absolue, permet d’affecter un quota acceptable aux individus, ou à une unité de production et de consommation (Bjørn, Richardson, & Hauschild, 2019). Cette approche absolue s’oppose aux approches relatives qui mesurent un progrès par rapport à une autre organisation, ou à la même organisation dans une logique d’amélioration continue.


Un changement de cette ampleur implique que les innovations dans les entreprises et les systèmes de consommation et production visent dans certains cas un facteur 10 de performance. C’est-à-dire qu’un nombre suffisant d’entre eux réduisent par 10 leur impact environnemental. Accompagner la transition et non plus seulement l’innovation, conduire des innovations en rupture et non plus seulement incrémentales, sont des défis pour cette Nouvelle Qualité au service d’un développement durable. Elle devra aller au-delà de la Qualité et de la performance des organisations pour considérer celles des systèmes. C’est-à-dire qu’elle devra aller au-delà de la gestion des parties prenantes par l’organisation (Freeman, 1984), de l’innovation avantage (Chesbrough, 2003), d’écosystèmes d’affaires développés autour d’une entreprise pivot et prédatrice (Moore, 1996). C’est tout à la fois cela mais dans un contexte multicentrique, au sein de systèmes dans lesquels différents acteurs coopèrent pour créer et partager de la valeur (Porter & Kramer, 2011).


Il s’agit d’accompagner le développement de systèmes complexes d’innovation, de systèmes composés de multiples acteurs et parties prenantes, des systèmes publics/privés aptes à combiner de multiples changements. Ce changement est poussé concrètement par le Développement Durable qui vise à répondre à une demande sociale largement liée aux biens communs, et à des acteurs faibles ou absents. Dès sa définition en 1987, le rapport Brundtland stipulait que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale ne permettait pas à l’environnement de répondre à nos besoins.

Comment voyez-vous la Qualité dans dix ans ? Quels rêves formulez-vous pour la Qualité ?

Dix ans, 2030 est un échéance intermédiaire proposée par tous les agendas politiques, comme dans le domaine du climat avec les objectifs de réduction que je viens d’évoquer. Mais on doit considérer que cette période doit nous permettre d’avoir aussi mis en place la capacité à aller plus loin encore. Cette capacité collective passe par le développement et la maîtrise des processus et des approches que je viens d’évoquer pour la Nouvelle Qualité.


Ces différentes formes d’innovation système ne rentrent pas dans les catégories utilisées dans les statistiques, comme celles de l’OCDE avec les innovations de produit, de procédé, de commercialisation et d’organisation (OCDE, EUROSTAT, 2005). Il ne s’agit pas d’innovation technologique mesurée seulement par les brevets. Il s’agit de la combinaison d’éco-innovations centrées sur la performance environnementale, d’innovations sociales, d’organisation des marchés et des techniques, d’intégration du numérique... Dans ce changement collectif, il ne s’agit pas seulement de viser une double boucle qualiticienne, mais une triple boucle (Argyris & Schön, 1978) d’apprentissage du changement et de renforcement de la capacité au changement. Le chantier des années à venir pourrait être de développer et formaliser ces processus et leurs outils d’évaluation de performance. De façon concrète, deux grands types de système plus ou moins imbriqués doivent faire l’objet de réflexion. Les systèmes produit/service qui allient plusieurs organisations dans une chaine de valeur (valeur économique ou valeur non économique partagée entre les acteurs), il faudra les développer et évaluer leur performance dans une approche cycle de vie. Les systèmes territoriaux fondés sur un territoire précis, comme une ville, dans lequel les acteurs sont liés par des relations de proximité, non seulement économiques mais aussi environnementales et sociales. Leur évaluation devra prendre en compte la capacité de charge des écosystèmes, le métabolisme carbone, les ressources locales... Mais ces systèmes sont ouverts, avec une empreinte écologique qui dépasse la frontière territoriale, ce qui implique de prendre aussi en compte une approche cycle de vie (Albertí, Brodhag, & Fullana-I-Palmer, 2019). Ces deux approches devraient permettre d’intégrer la durabilité absolue.


Enfin, pour finir, la composante publique du couple privé/public, devra conduire à son niveau un changement profond. Traditionnellement, le monde politique se sent engagé par des obligations de moyens et non de résultats et d’impact. Or les engagements environnementaux impliquent des résultats. Les approches de l’ancienne qualité, fondées sur des boucles d’amélioration continue, ne se sont pas diffusées dans le monde politique. En effet, ce n’est pas l’évaluation de l’impact des politiques et des programmes qui conduit l’évolution institutionnelle, mais des débats d’opinion à l’issue desquels tout nouvel élu est tenté par la table rase et la négation des réalisations du prédécesseur. Or, les trajectoires de transition marquées par les échéances d’engagement 2030 (Climat et Objectifs de développement durable) et 2050 impliquent une continuité de l’action.

Les approches multiscalaires et systémiques que l’on peut associer à la Nouvelle Qualité doivent considérer pour le champ institutionnel, les processus de coordination État et collectivités, dans leurs champs de compétence, mais surtout dans les systèmes partagés avec le secteur privé. 

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