Réversibilité : le cas de la métropole bordelaise, la belle aux mètres carrés endormis

Rédigé par

Sophie Haddak-Bayce

architecte-urbaniste

2305 Dernière modification le 24/05/2023 - 12:00
Réversibilité : le cas de la métropole bordelaise, la belle aux mètres carrés endormis

 

Réponse à des enjeux de sobriété (foncière, financière, énergétique), l’optimisation des mètres carrés existants à travers le prisme de la réversibilité du bâti apparaît comme une évidence. Mais quelle est la capacité réelle de nos espaces à être ou à devenir réversibles pour des pleins et des vides plus intenses, mieux partagés, interconnectés, optimisés et réinventés ?

Le bâti réversible : une des briques de la fabrique urbaine 3.0

La production de la ville (logements, locaux d’activités, équipements, voiries) est aujourd’hui une source importante de production de gaz à effet de serre. Des procédés constructifs permettent de réduire cet impact à travers une réflexion sur les matériaux (leur origine, leur toxicité, l’impact climatique de leur production et de leur acheminement) et sur les perspectives offertes par le réemploi. 
Parallèlement, la ville se transforme en permanence, au rythme de l’évolution des besoins, des aspirations et des pratiques en matière d’habitation, d’activité, de travail et de loisirs. L’usage des locaux et des sols doit être de plus en plus pensé dans son évolutivité. À l’opposé de l’objet bâti immuable, la tendance est d’aller vers des bâtiments de plus en plus polyvalents, évolutifs, démontables, ayant un impact sur le sol le plus limité possible.
Recyclabilité, réversibilité de la ville et des éléments qui la composent sont donc les deux faces d’un même enjeu qui questionne les modes de production du bâti. 

Faire avec le déjà-là : de l’incantation à un chantier d’envergure

L’A-urba est ainsi engagée dans une réflexion sur la ville recyclable et réversible pour accompagner les politiques publiques de ses partenaires, notamment le projet de transition métropolitain de Bordeaux Métropole qui met au cœur de son ambition « la ville sur la ville, l’urbanisme circulaire ou transitoire, la mutabilité et mixité des usages ». Le label Bâtiment frugal bordelais, créé en mai 2021, s’y attache également en commençant par « examiner la pertinence d’une alternative (à une construction neuve) en réhabilitation d’un bâtiment existant ou en occupation d’une friche urbaine ou d’une dent creuse ». Les réflexions en cours proposent un éclairage, une méthodologie et des outils aux acteurs pour activer localement et massivement ces mécanismes de production de la « ville sur la ville ».

Des typologies de réversibilité à la loupe 

Si, comme l’affirme Patrick Bouchain, « il y a beaucoup plus d’espaces construits à rendre réversibles que d’immeubles à concevoir réversibles », il n’en reste pas moins que les bâtiments déjà construits ont leurs contraintes et ne peuvent pas tous être transformés ou adaptés à tout type de programme architectural. La difficulté est de trouver la bonne adéquation entre un programme et un bâtiment, entre des besoins nouveaux et un espace prédéterminé. Différents types de réversibilité peuvent être mobilisés : la réutilisation (utilisation uniquement de la structure portante du bâtiment) ; l’adaptation (agencement de l’intérieur d’un bâtiment à un nouveau programme, sans effectuer aucune intervention sur sa façade) ; la restructuration (modification de l’organisation spatiale et technique du bâtiment en vue d’une meilleure adaptation aux besoins actuels ou pour favoriser un changement d’usage) et l’addition (ajout d’un nouveau volume construit, afin d’étendre la capacité spatiale du bâtiment).

D’exemples iconiques à une approche massifiée

Les exemples bordelais sont variés et riches d’enseignements. On peut notamment penser aux mille et une vies du cinéma Utopia, place Camille Jullian à Bordeaux, qui occupe l’église Saint-Siméon, érigée au XVIe siècle (elle-même bâtie à l’emplacement d’un ancien édifice religieux datant du VIe siècle). En 1791, elle est transformée en arsenal puis utilisée à partir de 1833 comme école navale, avant de devenir en 1890 un entrepôt de conserves, ensuite reconvertie en garage en 1929 pour devenir en 1998 le cinéma que l’on connaît aujourd’hui !
Un patrimoine de pierre ou industriel emblématique est plus facile à reconvertir que le patrimoine plus ordinaire aux qualités architecturales moindres et aux capacités d’évolutivité plus mesurées. Pourtant, ce sont bien toutes les typo-morphologies qu’il faut désormais mobiliser pour décupler la capacité des territoires à se reconstruire sur eux-mêmes. Comment dès lors favoriser la réplicabilité des opérations de recyclage urbain en vue d’une massification des pratiques ?

L’évaluation des gisements de bâtiments : des mètres carrés dormants

La data couplée à de l’analyse in situ joue ici un rôle primordial. Évaluer les gisements passe par une double approche itérative : globale par de la carto-statistique très pointue et locale par une connaissance approfondie des caractéristiques du bâti. 
Rien ne remplacera l’approche par le terrain pour évaluer les capacités exactes de transformation d’un bâti, en s’intéressant à ses caractéristiques intrinsèques : le procédé constructif, l’épaisseur du bâti, les hauteurs sous plafond, le positionnement des circulations verticales, le mode de distribution des réseaux, la nature de l’enveloppe, etc. 
Mais l’urgence des enjeux (climatiques, sociaux, économiques) ne permet pas de raisonner au cas par cas : il est temps de se donner les moyens d’un repérage détaillé du foncier et de ses possibilités de recyclage urbain. À court terme, il s’agit de mieux utiliser nos mètres carrés sous-occupés ; à moyen et long termes, d’anticiper les mutations futures des bâtiments et de lutter dès à présent contre l’obsolescence du patrimoine de demain.

Pour accélérer le process, la récente Base de données nationale des bâtiments (BDNB) est un outil précieux. Il s’agit d’une cartographie du parc de bâtiments existants, construite par croisement géospatial d’une vingtaine de bases de données issues d’organismes publics. Elle fournit ainsi une carte d'identité pour plus de 2,34 millions de groupes de bâtiment à l’échelle de la France métropolitaine, comprenant plus de 400 informations, relatives à la morphologie des bâtiments (volumes, surfaces, hauteurs), les usages hébergés par le bâtiment, les matériaux constitutifs et les équipements techniques, les consommations et la performance énergétiques, des données administratives et économiques, etc. Une technologie qui offre un panorama de l’état du patrimoine français, à un instant donné, qui sera actualisée régulièrement pour suivre l’évolution du parc immobilier, constituer un socle robuste d’aide à la décision de rénovation et simuler l’impact de scénarios de politiques publiques ou de déploiement d’une stratégie patrimoniale. 
Un exemple : les bâtiments publics sur le territoire de Bordeaux Métropole concernent près de 7 000 édifices et représentent plus de 6 millions de mètres carrés d’emprise au sol. Si, pour des questions d’obsolescence, tous ne seront pas éligibles à une seconde vie, les opportunités pour y déployer de nouveaux usages dans les années à venir sont immenses. Et si la belle endormie somnolait encore ? Si l’ère des grands projets urbains et la production de nouveaux mètres carrés ont transformé le cœur métropolitain par la reconquête de vastes friches industrialo-portuaires le long de la Garonne, un défi de taille reste à relever pour anticiper la réversibilité du bâti existant et remobiliser le déjà-là sur tout le reste du territoire.

S’appuyer sur le temporaire pour des nouvelles mises en vie

Réaménager tous ces mètres carrés ne se fera pas en un coup de baguette magique. L’évaluation des gisements peut aussi permettre d’identifier des espaces sous ou mal occupés, peu optimisés mais en relativement bon état, donc disponibles rapidement, à moindre frais, pour des occupations temporaires ou transitoires, afin d’animer ce déjà-là. L’idée est bien de remplir l’existant et de générer de nouveaux usages, plutôt que de déployer des vides nouveaux, parfois sous-occupés. Les occupations temporaires de bâti à travers les démarches d’urbanisme transitoire participent de cette reconstruction de la ville sur elle-même…, à condition que celles-ci soient inscrites dans une démarche d’urbanisme circulaire et frugal, prenant en compte l’inflexion de la programmation définitive à l’aune de l’évaluation des usages transitoires puis l’adaptation pérenne du bâti. Il serait dommage de mettre en place des occupations temporaires uniquement pour attendre… une démolition !

Gérer et anticiper l’obsolescence

Parler de réversibilité du bâti, c’est s’interroger sur les cycles et fins de vie du parc immobilier. Quel sera le rythme de son obsolescence et la stratégie adoptée pour la gérer ? Lutter contre l’obsolescence programmée du bâti dès la conception, anticiper l’évolution de changements d’affectation sur plusieurs décennies, construire réversible aujourd’hui pour moins détruire demain. La condition essentielle : intégrer dès l’écriture du cahier des charges de futurs bâtiments leur capacité à pouvoir évoluer dans le temps et de faire l’objet de programmations nouvelles.

Évolutivité des métiers, des postures, des modes de faire, des normes ! 

Si le bâti doit se montrer plus réversible, les pratiques, missions et cadres de références des professionnels de l’aménagement, des élus et de tous ceux qui font la ville sont aussi à réinventer. Il s’agit d’apprendre à faire avec davantage de souplesse et de se fabriquer une culture commune de la « réparation » des territoires et d’inventer de nouveaux process favorables à la transition, au réemploi et à l’optimisation des espaces. Tous les métiers sont concernés, à toutes les étapes de l’aménagement.
La ville ne pourra pas être recyclée massivement sans réinterroger ses mécanismes profonds de production. Les métiers de l’aménagement, face aux transitions environnementales, sociales et économiques, sont confrontés à de nouveaux challenges : quelles seront nos capacités à nous réinventer et à nous réorganiser rapidement et collectivement pour permettre cette (r)évolution ?

Un article signé Sophie Haddak-Bayce, A‘urba


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