« Résumer les enjeux énergétiques au bâtiment ne mène nulle part »

Rédigé par

Amandine Martinet - Construction21

Journaliste

4640 Dernière modification le 28/03/2023 - 11:23
« Résumer les enjeux énergétiques au bâtiment ne mène nulle part »

 

L’énergéticien, auteur et artiste Pascal Lenormand est à l’origine d’une nouvelle méthode de conception des bâtiments, le design énergétique, qui fait objet d’un ouvrage récemment paru aux éditions AFNOR. Nous l’avons interrogé sur ce concept, ses mises en application, mais aussi plus largement sur sa vision du secteur du BTP aujourd’hui. Entretien sans détours !

Construction21 : Qu’est-ce que le Design énergétique® des bâtiments ? 

Pascal Lenormand : Le design énergétique est d’abord la réponse que j’ai dû trouver pour comprendre et résoudre les problèmes auxquels j’étais confronté au quotidien dans ma pratique antérieure au sein des bureaux d’études énergie. 

Chaque jour, y compris dans des lieux censés être « au top », je croisais des usagers insatisfaits, des exploitants démunis et des écarts majeurs entre les prévisions des concepteurs et la réalité finale. Ce qui me frappait, surtout, c’était l’étroitesse du prisme à travers lequel on regardait les enjeux énergétiques. En essayant de comprendre le réel avec les outils classiques de l’énergétique du bâtiment, j’avais la sensation de devoir repeindre la Tour Eiffel avec une boite de feutres… 

J’ai donc réassemblé, d’abord pour mon usage personnel, ce que je savais de l’énergétique au sens large, en particulier en intégrant les aspects comportementaux liés à la thermique humaine et aux démarches qualités que j’avais abordés dans mes précédentes expériences professionnelles. 

Ces travaux m’ont conduit à élaborer le concept de Design énergétique®, un ensemble de méthodes et d’outils qui permet d’aborder tous les sujets énergétiques observés dans les bâtiments. Ce domaine est bien plus vaste que celui de l’énergétique du bâtiment, il regroupe à la fois des éléments extrêmement concrets sans écarter les dimensions éthiques et philosophiques, trop souvent cruellement absentes de la pensée énergétique contemporaine. 


En quoi l’usager est-il le grand oublié de la gestion énergétique du bâti ? Quels sont les acteurs à mobiliser en priorité pour parvenir à un meilleur usage des bâtiments ? 

PL : L’usager est le grand oublié dès lors qu’on pense « gestion énergétique du bâtiment ». C’est là le drame. Le bâtiment n’est pas le sujet, et résumer les enjeux énergétiques dans les bâtiments à des sujets de bâtiment ne mène nulle part. Le thème « maîtrise de l’énergie dans les bâtiments » devrait être un sous-sujet du thème général « maîtrise de l’énergie ». Il suffit de lire le sommaire du Code de l’énergie pour se rendre compte que la question de l’utilisation de l’énergie par des êtres humains du monde réel est encore hors-sujet. 

À mon sens, deux types d’acteurs devraient réinventer leur manière de travailler. Le premier, ce sont les programmistes, dont le rôle devrait être de définir précisément les comportements énergétiques attendus. L’immense majorité des programmes se contente de phrases sibyllines se résumant à « le bâtiment respectera la réglementation et sera confortable en toute saison », sans même essayer de décrire en quoi un centre d’accueil pour personnes âgées et une salle de concert doivent fournir des ambiances différentes.

Par ailleurs, la maîtrise d’ouvrage doit se réinventer, et retrouver la capacité d’affirmer une vision et de demander des résultats, plutôt qu’une liste de moyens. J’ai vu de grands maîtres d’ouvrage public demander, pendant des mois, audits et études à une maîtrise d’œuvre épuisée sans être capable de fournir une vision claire ou autre chose qu’un programme copié-collé d’autres opérations. C’est un gaspillage incroyable d’argent public et d’énergie humaine. 

 

Vous êtes le co-concepteur du logiciel OSCAR (outil de simulation pour la rénovation thermique). Utilise-t-on assez le numérique pour proposer des solutions pour une meilleure efficacité énergétique des bâtiments existants ? 

PL : OSCAR a toujours été, dès les origines, un OVNI parmi les outils numériques. Dans son processus de conception, nous avons cherché à reproduire un échange de 15 minutes entre un architecte et un thermicien, donc le contraire d’une approche analytique précise… 

En réalité, je pense que nous utilisons trop le numérique, et un « mauvais numérique ». Ce sont deux points essentiels. Les outils de diagnostic actuels n’ont jamais eu pour objectif d’observer ou d’agir sur le monde réel. Ils en sont incapables, et les débats sans fin sur d’infinies évolutions de méthode, l’illustrent. Tant que nous tâcherons de résumer les enjeux énergétiques à un inventaire de déperdition, nous passerons à côté de 80% du sujet. 

Par ailleurs, les outils structurent la pensée, j’entends par là qu’en disant ce qui doit être regardé, ils détournent le regard des analystes du reste. Par exemple, la plupart des outils se concentrent sur la consommation de chauffage en occupation, ce qui est important. Cela incite à optimiser les bâtiments pour leur occupation. Mais nombre de bâtiments sont vides la plupart du temps. Ainsi, nous oublions de penser qu’un bâtiment performant doit d’abord l’être… quand il est vide. Ils définissent aussi largement l’échelle à laquelle est menée la réflexion, celle de l’enveloppe extérieure, celle que nous définissons au niveau du permis de construire. Or, la majeure partie des enjeux énergétiques doit d’abord s’étudier à l’échelle du local. Je cite, dans le livre, cette histoire de l’homme qui cherche ses clés sous un réverbère. Les outils numériques ont un véritable « effet réverbère » : ils empêchent bien souvent de regarder à côté. 


Quelles sont les attentes des concepteurs, constructeurs et résidents vis-à-vis des bâtiments intelligents ? En quoi ces attentes peuvent-elles être contradictoires ?

PL : Au risque d’apparaître radical, je dirais que les attentes vis-à-vis d’hypothétiques « bâtiments intelligents » sont celles d’un enfant de 5 ans qui imagine le futur. Les récits sur le sujet n’ont pas bougé depuis 50 ans, et peuvent se résumer à imaginer un objet qui répondrait instantanément aux désirs de chacun avant même qu’ils soient exprimés… tout en permettant une connaissance et une maîtrise absolue de la réalité. C’est en tous cas le discours dominant, issu d’une pensée finalement ancienne et peu renouvelée, celle de la maîtrise du monde par la technique, la technologie et l’énergie. 

Que cela soit une utopie ou une dystopie, la notion même de « bâtiment intelligent », telle qu’elle est généralement proposée, repose sur une duperie : celle qu’un bâtiment véritablement « intelligent » nous proposera un monde similaire à notre vie intra-utérine. Un confort tiède permanent, des désirs immédiatement satisfaits, et aucune contingence matérielle. 

Les principales contradictions de cette approche se trouvent, à mon sens, aux racines mêmes de cet ensemble de croyance. Non, le « confort » ne se résume pas à des ambiances maîtrisées. Non, ce n’est pas en créant des barrières étanches avec le monde qu’on l’habite de manière soutenable. Il y a de nombreuses solutions « intelligentes » dans les bâtiments d’aujourd’hui. Le problème majeur, c’est qu’elles répondent à des problèmes mal formulés. L’intelligence, c’est d’abord définir correctement le problème à résoudre, et s’adapter à une réalité fluctuante. Or, sur l’énergie dans les bâtiments, rien ou presque n’a évolué depuis bien longtemps. 


Les politiques actuelles menées pour décarboner les bâtiments (RE2020, Décret BACS…) prennent-elles suffisamment en compte l’enjeu du numérique dans le bâtiment ? 

PL : Franchement… je n’en ai aucune idée. Ce que j’observe sur le terrain, chaque jour, semble tellement éloigné de tout cela… Je ne compte plus les systèmes plus ou moins numériques installés puis abandonnés, ceux qui dysfonctionnent, ceux auxquels personne ne comprend rien, ceux qui remontent une donnée que personne n’analyse, ceux qui servent de cache-sexe à l’incompétence. 

Récemment, lors d’une formation où j’accompagnais un panel de 20 exploitants de bâtiments de tous types, je leur ai donné un exercice simple : baisser les consignes de 2 degrés dans certains locaux. Ils avaient 15 jours. Moins de 10% y sont parvenus, malgré une bonne volonté évidente. Les obstacles techniques, mais surtout organisationnels, sont légion. Les outils numériques peuvent aider, c’est vrai. Mais de mon expérience, des systèmes simples et bien placés, visant à mesurer des résultats plutôt que des moyens, résolvent 80% des problèmes du monde réel. Evidemment, cela fait un peu moins start-up nation… 


Vous appelez à réveiller l’amour entre architectes et ingénieurs quel est le rôle de l’architecte dans ce combat ? Un mot sur la préface de votre livre, par l’architecte Dominique Gauzin-Müller ? 

PL : Sans aller jusqu’à l’amour, je pense effectivement que le cloisonnement entre les mondes est l’un des freins majeurs à la construction et la rénovation de qualité en France. Si j’ai demandé à Dominique Gauzin-Müller de faire cette préface, c’est entre chose parce qu’elle a très bien expliqué et illustré, depuis de nombreuses années, cette nécessaire complémentarité. Lorsqu’elle décrit la structuration de la filière bois au Vorarlberg, elle évoque cette transversalité de culture, le respect entre les métiers, la complémentarité comprise et assumée. 

Le cloisonnement entre les mondes est l’un des freins majeurs à la construction et la rénovation de qualité en France.

Le processus de conception lui-même, en France, ne favorise pas ces croisements et cocréations. Depuis quelques années, je pratique les analyses de sites et bâtiments en format « hackaton » : nous nous enfermons jour et nuit avec des équipes pluridisciplinaires dans les lieux sur lesquels nous travaillons. Je peux garantir que tout le monde travaille ensemble, beaucoup mieux qu’en se croisant sur des réunions ponctuelles et compassées… Permettez-moi d’évoquer qu’à la préface de Dominique Gauzin-Müller répond la postface d’Olivier Sidler. C’est très important, pour ce texte sur le Design énergétique®, d’être encadré de la parole de deux porte-flambeaux de la construction performante, une architecte et un ingénieur. Il me semble que cela positionne le Design énergétique® là où il doit être… 

Pouvez-vous nous faire une rapide genèse de la rédaction de cet ouvrage ? D’où vous est venue cette idée ? 

PL : Très simplement, en donnant des cours et des formations. Avant même que la méthode Design énergétique® soit complètement structurée, je tâchais de donner aux étudiants l’approche énergétique que j’aurais voulu que l’on me présente, en reprenant les questions à leurs fondements. J’ai toujours pensé que, même s’ils évoluaient à l’avenir dans le cadre étroit des approches conventionnelles et réglementaires, il était essentiel de leur décrire le « grand paysage » des enjeux énergétiques. La toute première version de ce livre était une transcription quasi littérale de mon cours d’énergétique du bâtiment à l’Université de Savoie, que je dois remercier pour sa confiance ! 


Etes-vous optimiste quant à l’avenir énergétique du parc immobilier français ? 

PL : En vous taquinant… la formulation de cette question illustre bien le problème ! Dans le cadre du Design énergétique®, nous pourrions la reformuler de deux manières. Est-ce que je suis optimiste quant à la capacité du parc immobilier français à héberger correctement les activités que nous souhaitons y mener ? Oui, je crois pouvoir être optimiste. Les expériences de terrain montrent que nous pouvons tirer un bon parti du parc patrimonial ancien, et qu’avec de l’intelligence, nous pouvons tirer quelque chose du parc plus récent, en tous cas s’il n’a pas été bâti dès l’origine avec des pathologies lourdes. 

Est-ce que je suis optimiste quant à la manière dont nous faisons évoluer le parc immobilier français ? Non, je ne le suis pas. Les bâtiments anciens sont maltraités, mal compris, et souvent endommagés par des « rénovations » menées à la hussarde. Le dogme « isolation/étanchéité », s’il peut être pertinent sur certains parcs, n’est certainement pas généralisable, en tous cas pas en s’appuyant sur des méthodes et outils conventionnels. 
Au final, une chose me rend optimiste : la vitesse à laquelle tous les acteurs, professionnels du bâtiment ou non, se rendent compte à quel point le paradigme énergétique des 50 dernières années est à bout de souffle, incapable de répondre aux questions contemporaines et quotidiennes, même habillés d’artifices numériques. On ne triche pas avec la réalité, et aucun DPE ou calcul RE2020 ne nous tiendra chaud l’hiver ou ne nous protégera des canicules à venir…

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