Pour une architecture frugale, heureuse et créative avec Philippe Madec

Rédigé par

Elsa Favreau

5480 Dernière modification le 24/02/2023 - 10:32
Pour une architecture frugale, heureuse et créative avec Philippe Madec


Le concept de frugalité heureuse et créative est aujourd’hui devenu un mouvement, un réseau qui innove, se forme et partage les solutions adéquates « d’où qu’elles viennent ». Pour « agir vite, sans attendre 2050 ». Interview de Philippe Madec, architecte, co-auteur avec l’architecte Dominique Gauzin-Müller et l’ingénieur Alain Bornarel, du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative.

Pourquoi qualifiez-vous la frugalité que vous revendiquez pour l'architecture et l'aménagement des territoires, d'optimiste, d'heureuse et de créative ?  

Philippe Madec (P.M.) : On a retenu la notion de frugalité parce que c’est une valeur qui est liée à la récolte et à la relation à la nature. C’est une relation positive dans le sens où elle est liée à la création, au fruit. C’est la récolte du fruit, et la récolte est fructueuse quand ceux qui la font ne blessent pas la Terre. On a fait ce choix même si nos référents comme Ivan Illitch et nos amis comme les Colibris, utilisent la notion de sobriété. Nous, on sentait déjà que cette notion de sobriété allait devenir une injonction. On ne voulait pas construire un récit d’avenir sur une valeur négative, mais sur une valeur positive. C’est vraiment le point initial. Et en fait, on a la certitude que de retrouver une relation frugale à la Terre offre des conditions de bonheur, de contentement, d’équilibre, de justesse. Après un siècle de modernisme qui a été un siècle de gabegie, il est nécessaire d’être créatif pour sortir des habitudes héritées du modernisme. Il est absolument indispensable de revenir à des valeurs qui sont des valeurs archaïques : le lieu, l’orientation, le climat, les matières… Mais elles doivent en plus être intégrées dans un contexte contemporain qui n’a rien à voir avec ce qu’il était auparavant. Donc, pour nous préparer aux conditions d’avenir - qui sont en fait déjà présentes - il est indispensable de faire un travail d’innovation, de création.

Votre manifeste pour cette frugalité heureuse et créative a donné naissance à un mouvement de la frugalité. Où en est cette dynamique aujourd’hui ?

P.M. : Cette dynamique ne faiblit pas. On a dépassé les 15 000 signataires dans le monde, de 88 pays. La proportion d’architectes est de 37%. On a en moyenne actuellement 7 signataires par jour. Partout sur le territoire en France, dans toutes les régions et presque dans tous les départements, des groupes de gens se rencontrent, échangent, se disent : « Voilà, cela ça fonctionne, ceci ça ne fonctionne pas ». Il y a également des groupes dans de nombreux pays, en Belgique, à Taiwan, en Turquie, au Cambodge, au Maroc… On peut vraiment dire aujourd’hui qu’il s’agit d’un mouvement international. Pour chacun des groupes, la réalité est dans l’action, sur le terrain: actions de partage, actions de découverte, actions de formation… Dans un métier qui était plutôt un métier de compétitions pour architectes et entreprises, la frugalité heureuse et créative génère un respect des uns et des autres face à la certitude qu’il faut agir aujourd’hui, sans attendre. Et en partageant les solutions d’où qu’elles viennent à partir du moment où elles sont adéquates.

Que promeut ce mouvement ?

P.M. : C’est évidemment la sortie du modèle moderniste. Parce qu’il n’y a plus de solution générique. Il n’y a pas une seule manière de faire l’urbain, il n’y a pas une seule manière de construire les bâtiments. Il y a autant de réponses que de contextes. Ces contextes sont à la fois humains, naturels, sociaux, politiques ou encore physiques (matières, climats…). En fait, dans ce travail de retrouvailles avec cette immense richesse, il y a une sorte de démondialisation qui est en train de se créer. C’est-à-dire que dans notre souci de ne pas utiliser du béton par exemple, nous arrêtons d’utiliser des matières génériques qui sont en bourse. Quand je prends la terre d’un terrain pour en faire un mur, quel est le prix de cette terre ? Est-ce qu’elle est cotée au CAC40 ? Non. On est vraiment dans une logique d’économie de la proximité, une économie circulaire mais qui nous sort totalement des enjeux capitalistes, productivistes, modernistes.

Cette approche reste encore très minoritaire dans le monde du bâtiment…

P.M. : Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il ne s’agit pas d’une utopie. Tout ce que l’on dit, on l’a déjà fait. Et on le sait depuis longtemps. Aujourd’hui, il y a de la part des maîtres d’ouvrage qui recherchent notre savoir-faire une cohérence qui les amène à retenir lors des concours, sans qu’ils le sachent, des architectes qui sont tous des glaneurs comme nous nous définissons. Il y a une présence qui est là, une présence réelle. La jeune génération d’architectes a envie de construction frugale. Les étudiants en architecture la souhaitent. La question, c’est de savoir pourquoi tout n’est pas comme ça puisqu’on sait le faire et puisqu’il y a une demande générationnelle.

Que manque-t-il alors pour que votre approche se massifie ?

P.M. : Il faut peut-être faire en sorte que nos honoraires soient calculés sur autre chose que le montant des travaux, peut-être sur la valeur environnementale. On sait très bien que l’économie est la clé dans tout ça. Actuellement, ça coûte moins cher de couler du béton que de faire des bâtiments avec des matériaux biosourcés et géosourcés. Mais ces choses-là évoluent aussi. Par exemple, les isolants issus de la pétrochimie coûtent aujourd’hui plus cher que les isolants biosourcés.
Et puis, il ne faut pas penser que la taxation du carbone va suffire. Elle ne modifie pas l’utilisation de l’eau et du sable. Moi, je suis pour une taxe spécifique sur le béton, pour supprimer la TVA sur les matériaux bio et géosourcés, pour qu’il y ait une vraie politique économique qui accompagne l’évolution.

Il faut également revenir à la question de nos besoins. Quels sont vraiment nos besoins ? Par exemple, si on veut continuer à faire des logements avec le même niveau de « confort » moderniste (je mets des guillemets bien sûr), on ne va pas s’en sortir. Dans le bâtiment, il faut investir l’argent sur le clos et le couvert, de telle manière que le travail d’enveloppe d’aujourd’hui prépare le bâti pour l’avenir. Le second œuvre, tout ce qui est à l’intérieur, a moins d’importance.

Vous posez également la question de l’utilité de nouvelles constructions…

P.M. : Nous nous posons de nouvelles questions: Faut-il encore construire ? Faut-il encore démolir ? Il faut se les poser systématiquement, à chaque projet. Peut-être que la réponse sera oui, mais peut-être que cela ne s’impose pas. En Ile-de-France par exemple, vous avez 4 millions de M2 de bureaux vides et on livre chaque année un million de M2 de bureaux en plus… Vous avez 16 ou 18% de logements vides dans Paris… La réhabilitation s’impose. C’est le grand travail du XXIème siècle. Il faut moins construire pour construire. Il faut arrêter de détruire, sauf enjeu majeur. L’Ademe a récemment réalisé une étude qui montre que réhabiliter coûte en plus moins cher. Et c’est plus rapide, ça pollue moins et ça utilise moins de ressources.

Quelle est pour vous la première urgence aujourd’hui ?

P.M. : La première chose à faire c’est isoler partout. Avant de demander aux gens de consommer moins d’énergie, il faut commencer par isoler partout. C’est l’essentiel. Après, on installe une logique bioclimatique, qui crée une relation étroite entre l’air intérieur et l’air extérieur, qui permet de se passer des machines et de travailler avec les mécanismes naturels. La ventilation naturelle en est un, et elle évite la climatisation.

Il faut également être au plus près de la société civile pour l’aider à faire ce travail. Elle en a besoin et elle en a envie. Il est aussi nécessaire de changer nos métiers. Je pense par exemple que le métier d’architecte va changer. Le fait d’être au plus proche des citoyens, pour les aider à faire des travaux de réhabilitation, c’est un grand projet.

Derrière les architectes et maîtres d’ouvrages, il y a les entreprises du bâtiment, les artisans. Trop peu restent encore formés à la réhabilitation, non ?

P.M. : Beaucoup sont déjà formés mais pas assez oui. Par exemple, il faut absolument aider les artisans à maîtriser les techniques de réhabilitation pour l’isolation des bâtis anciens. Mais il ne faut pas demander aux artisans de venir se former. Ils passent leur vie sur les chantiers. Ils n’ont pas le temps. Il faut fabriquer des formations sur les chantiers. Le Centre de ressources pour la réhabilitation responsable du bâti ancien (CREBA) fait partie de ces organismes de formation au plus proche des artisans, et fait un très beau travail.


Manifeste pour une frugalité heureuse et créative
 

Une interview publiée initialement sur le site Bouygues Construction au sein du dossier "Ressources : quel avenir pour le bâtiment ?"
 

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