#2 - Innovation et transitions, de quoi parle-t-on ?

Rédigé par

Christian Brodhag

Vice-Président Construction21 France / Président Construction21 AISBL

9374 Dernière modification le 04/06/2019 - 12:02
#2 - Innovation et transitions, de quoi parle-t-on ?

L’innovation est traditionnellement attachée à la technologie. Ce serait une idée ou une invention issue d’un laboratoire de recherche mise sur le marché par un entrepreneur. Aujourd’hui l’innovation dépasse la seule technologie en s’élargissant à des produits, des procédés, des méthodes de commercialisation ou d’organisation.

Mais la motivation est économique, le succès de l’innovation est exclusivement son accès au marché. Dans cette perspective les Etats considèrent l’innovation comme un élément de la compétitivité des pays, et y consacrent des politiques et des financements. Les financements publics et privés soutiennent principalement les innovations en fonction de leur potentiel économique et de l’anticipation du marché sur des technologies ou des secteurs clés par exemple.

Innovation et éco-innovation

Indubitablement le numérique entre dans cette dynamique. Les gains de productivités sont tels que les financements à risque peuvent soutenir des start-up, malgré un grand nombre d’échec, la réussite d’un petit nombre fait espérer des gains gigantesques, à la manière des géants de l’Internet.

Il y a un consensus croissant sur le fait que la transition énergétique et écologique des pays industrialisés ou le développement social et économique des pays les moins avancés, doivent reposer sur la diffusion massive d’innovations. Celles-ci diffèrent des innovations traditionnelles par leurs objectifs, les moteurs de ces innovations et les acteurs qui y participent. Ces innovations portent toujours sur la conception de produits, de services, de technologies ou de procédés, mais aussi sur de nouvelles méthodes de commercialisation, de financement ou d’organisation des relations entre les différents parties prenantes des secteurs économiques, et enfin elle porte aussi sur des innovations sociales et des processus coopératifs non directement valorisables économiquement mais qui contribuent au bien être, à l’inclusion sociale et à l’environnement.

La transition écologique, et le développement durables en général, visent des objectifs environnementaux et sociaux qui vont au-delà du marché et que l’on retrouve dans l’innovation sous le vocable d’éco-innovation qui contribue à l’économie verte telle que la définit le PNUE comme « une économie qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources »[1]

Par innovation pour le développement durable on doit donc entendre l’ensemble des solutions techniques, organisationnelles ou financières qui vont permettre de créer de la valeur et du bien-être tout en diminuant les émissions de gaz à effet de serre, baissant la pression sur la biodiversité et les ressources, et résilientes aux changements envisagés. Cette valeur créée peut être valorisée sur le marché, mais aussi par la société dans son ensemble.

L’ampleur des enjeux fait retenir  le terme de transition écologique qui est considérée comme une évolution vers un nouveau modèle économique et social. Basé sur le développement durable la transition renouvelle les modes de consommation et de la production, le travail, le fonctionnement de la société et l’occupation du territoire, pour répondre aux grands enjeux environnementaux.

La transition combine des innovations, mais les intègre dans une évolution institutionnelle et leur donne un sens et des objectifs de performance.

Deux principaux modes d’innovation ont été identifiés.

  • L’innovation poussée par la technologie (technology push) fondée sur une avancée ou une percée technologique, sans qu’il existe une demande clairement exprimée par les consommateurs. C’est alors la performance de la technologie lui permet de se substituer à des technologies existantes moins performantes ou de créer de nouveaux besoins. Le numérique, et donc la transition numérique, relèvent de ce mode d’innovation.
  • Le second processus d’innovation est tiré par le marché (market pull), c’est-à-dire la demande et il est conduit à partir des besoins exprimés par le consommateur.

La frontière entre ces deux modèles opposés n’est pas infranchissable. Une interaction entre l’offre et la demande permet une implication de parties prenantes dont les consommateurs dans la conception de l’innovation.

Les déterminants des éco-innovations

L’Eco-innovation peut être poussée par la technologie et les solutions, mais aussi directement par les institutions à travers la réglementation. Dans le domaine du bâtiment, les réglementations thermiques poussent l’innovation en imposant des niveaux de performance.

Mais elle est aussi tirée par le marché et la demande comme les innovations classiques, mais avec une variété de motivations.

L’accès aux ressources ou la réponse à des conditions matérielles est une motivation spécifique du développement durable.

La vision partagée, les engagements de responsabilité sociétale des entreprises, et leur dialogue avec des parties prenantes, permettent des processus de coopération qui tire aussi des innovations.

Enfin la dimension anticipation du développement durable est essentielle car les feuilles de routes internationales, l’anticipation de futures réglementations ou de futures contraintes comme l’accès aux ressources ou les effets du changement climatique.

 

 

Figure 1 : Déterminants des éco-innovations

 

Ces différents déterminants se posent de façons différentes selon les types d’innovation et les acteurs qui participent à « tirer » cette innovation. Une solution innovante qui répond à ces différentes motivations pourra y trouver des arguments pour convaincre les différentes parties prenantes à l’adopter et la diffuser.

 

Innovation ouverte

L’innovation tirée par la demande et les politiques publiques modifie l’approche des entreprises. Il ne s’agit plus d’un processus interne à l’entreprise pour lequel le service marketing pousse sur le marché une invention du service R&D, mais d’un processus ouvert à de nombreux acteurs, y compris externes, qui apportent leur contribution.

Le terme d’innovation ouverte a été proposé par Henry Chesbrough (UC Berkeley), en opposition à l’innovation fermée pratiquée auparavant. On peut considérer différentes formes d’ouverture.

L’ouverture interne, l’intrapreneuriat, organisée par certaines entreprises qui mobilisent des idées de l’ensemble du personnel, grâce à des processus participatifs et plateformes communautaires.

Mais l’innovation ouverte se joue surtout hors de l’entreprise et peut être mise en œuvre :

  •  soit de l’extérieur vers l’intérieur de l’entreprise (outside-in) en lui permettant de capter des connaissances tierces et d’intégrer les attentes des consommateurs dès la conception des produits,
  • soit de l’intérieur vers l’extérieur (inside-out) par le biais de licences, accords et partenariats.

Une première forme d’ouverture de l’extérieur vers l’intérieur, implique les consommateurs pour l’élaboration et la mise au point des innovations. L’Internet ouvre des possibilités infinies pour mener à bien cet exercice. Cette pratique d’externalisation ouverte « crowdsourcing » touche des domaines variés. Des approches comme la pensée de conception (design thinking) permettent de mener une étude approfondie des besoins des utilisateurs finaux dans un processus itératif, d’échange et d’expérimentation.

Les écosystèmes d’affaires

Une seconde ouverture vise les autres entrepreneurs. Elle a été théorisée par l’écosystème d’affaires décrit par Moore il y a vingt ans dans Harvard Business Review sous le titre de «prédateurs et proies: une nouvelle écologie de la concurrence ». Illustré par les géants de l’Internet ou de l’automobile, le concept d’écosystème est appliqué par Moore qui y retrouve une combinaison de coopération d’une part, et de compétition et de prédation d’autre part que l’on trouverait dans la nature. Une entreprise pivot, dominatrice, va ouvrir ses codes pour permettre l’émergence d’une myriade d’initiatives et de développements.

Quelle soit centrée autour d’une entreprises pivot monopolistique ou dans des réseaux de partenariats plus diversités, cette innovation ouverte peut être contractualisée avec une gestion très stricte de la propriété intellectuelle.

Le modèle alternatif à la domination monopolistique d’une entreprise pivot est le modèle du code source ouvert (open source) dans lequel les utilisateurs ont la liberté d'exécuter, copier, distribuer, étudier, modifier et améliorer ces logiciels. Différentes formes de licences publiques générales GNU ou Creative Commons formalisent précisément les usages possibles de ces connaissances, et protègent le statut ouvert. L’Internet là encore a tracé la voie des systèmes ouverts : cette voie est aujourd’hui empruntée notamment par les technologies simples ou frugales.

L’ouverture et la coopération avec les concurrents peut être une stratégie gagnante pour l’entreprise sur des marchés nouveaux. Il s’agit de contribuer à changer, ou même à créer, un nouveau marché par un processus de coopération. L’entrepreneur visant d’une certaine façon une petite part d’un grand marché plutôt qu’un contrôle complet d’un marché inexistant.

Une autre forme d’ouverture est la normalisation, en ouvrant ses pratiques ou les caractéristiques de ses produits et en les soumettant au regard et à la critique de ses pairs, l’entreprise façonne le marché dans un sens qui lui est plus favorable : elle vise à faire reconnaître ses technologies comme un standard de fait sinon de droit.

Systèmes d’innovation

Le cadre pour penser l’innovation ouverte est sans doute celui des systèmes d’innovation. Freeman (1987) en a donné une définition générale : « les réseaux d'institutions dans les secteurs publics et privés dont les activités et les interactions initient, importent, modifient et diffusent les nouvelles technologies ». Ces systèmes d’innovation ne se limitent plus aux innovations technologiques mais portent sur l’ensemble du champ de l’innovation et se déclinent à différents niveaux : internationaux, nationaux, locaux et sectoriels.

Cette approche a été initialement proposée au niveau national. Mais un véritable système international d’innovation se structure autour du développement durable, et des principales conventions, climat, biodiversité, couche d’ozone…, Les institutions internationales se sont intéressées à l’innovation et aux transferts de technologies. La convention climat dispose par exemple d’un processus d’accompagnement des pays sur les technologies. Pour le secteur de l’immobilier l'Alliance Mondiale pour les Bâtiments et la Construction a été lancée pour mettre en œuvre les objectifs de la COP21. La Global ABC a élaboré une feuille de route permettant un objectif zéro carbone pour 2050. Elle trace 5 pistes qui organise les pistes d’innovation : la rénovation profonde, les bâtiments à énergie positive, les énergies renouvelables et les matériaux bas carbone et le management.

A l’échelle nationale : le système national d’innovation réunit les institutions qui définissent les réglementations, les normes, les cadres fiscaux et financiers, les milieux productifs et la structure industrielle à travers les réseaux nationaux des entreprises, les acteurs de la formation et de la recherche, laboratoires et universités, et enfin les organisations de la société civile.

Les systèmes locaux ou territoriaux d’innovation qui consacrent des formes locales d’organisation des activités d’innovation (milieux innovateurs, technopoles, districts technologiques, grappes d’entreprises, clusters) qui sont en lien avec les spécificités, les dynamiques et les cultures locales qui favorisent les échanges de proximité. Ces échanges économiques sont qualifiés de système productif local (SPL). La diffusion des connaissances au niveau local est facilitée par les interactions directes entre membres d’un même réseau échangeant des expériences et pratiques et des connaissances tacites.

Enfin les systèmes sectoriels d’innovation qui réunissent, autour des technologies et des systèmes technologiques, les syndicats professionnels, la communauté scientifique spécialisée et les centres techniques.

 

Figure 2 : combinaison des différents systèmes d’innovation

Ces systèmes se croisent, les dispositifs nationaux de soutien à l’innovation vont par exemple labelliser des Pôles de compétitivité pour renforcer des systèmes d’innovation locaux de territoires spécialisés sur des secteurs donnés.

C’est au cœur de ces systèmes d’innovation que les écosystèmes d’affaires et les réseaux d’innovation vont se développer. Dans certains domaines, informatique, automobile, aviation où des entreprises pivots dominent les secteurs professionnels, les écosystèmes d’affaires vont se confondre avec le système sectoriel d’innovation. En revanche dans le cas le plus général l’innovateur va devoir tisser son propre réseau d’alliés et d’acteurs qui vont faciliter l’élaboration et la diffusion de son innovation (Callon) et lui fournir les ressources nécessaires. L’innovateur ouvre ainsi son processus d’innovation aux différents systèmes d’innovation dans lesquels il va puiser des ressources, nouer des partenariats ou lever d’éventuels verrous.

Système productif et culturel local

L’objet qui nous intéresse la ville et la construction ne met pas seulement en jeu des solutions techniques, mais une combinaison de différentes technologies, avec un ensemble de questions d’ordre managériale, financiers, et des ressources et des conditions locales particulières…

Les solutions architecturales et techniques constructives vernaculaires, qui sont transmises par la tradition sont étroitement liées aux conditions climatiques locales et à la disponibilité des ressources : énergie, eau et matériaux. Quand elles sont revisitées par des connaissances modernes en climatologie, architecture, gestion de l’énergie ou science des matériaux... on parle d’innovations frugales. Aux antipodes des innovations technologiques de rupture ces innovations simples, robustes, résilientes et sobres sont immergées dans les territoires, dans ce que l’on peut qualifier de système productif et culturel local.

Alors que les systèmes productifs locaux et des districts industriels sont identifiés et promus par les pays dans le cadre de la spécialisation internationale et la compétitivité, les systèmes productifs et culturels locaux sont plus tournés vers le territoire. Dans le domaine alimentaire cette approche, qui s’est incarnée dans les produits d’appellation d’origine, permet une valorisation des produits et leur commercialisation en dehors du territoire. Dans le domaine de la construction et de l’usage des ressources locales, l’objectif est uniquement tourné vers le territoire.

 

 

Figure 3 : Représentation schématique système productif et culturel local de l’habitat[2]

 

Quelles innovations pour la construction et la ville

Le périmètre d’influence d’une agglomération sur les émissions de gaz à effet de serre sur son territoire est de 5% pour ses propres émissions (le patrimoine et les services), 15% pour les émissions sous influence des politiques publiques (opérations d’urbanisme, logements sociaux, transports collectifs, chauffage urbain) et 75% les autres émissions dues à des tiers (entreprises, installations industrielles, transport de marchandises, habitants, logements privés, transports, consommation)[3]. A ce bilan des émissions du territoire il faut prendre en compte les échanges extérieurs au territoire à travers les biens et services importés ou exportés qui ne sont pas comptabilisés.

En les prenant en compte, et calculer les émissions la consommation il faut rajouter 40 à 50% de plus. Cette approche cycle de vie appliquée à la ville est importante car le développement de circuits courts et des solutions locales au détriment d’importation, alourdit les émissions locales tout en diminuant les émissions globales.

Une stratégie climatique pour un territoire doit donc adresser son fonctionnement, ses politiques, la mobilisation des acteurs du territoire pour les solutions qu’ils mettent en œuvre et leurs consommations.

Les solutions innovantes développées sur un territoire doivent être évaluées en prenant en compte l’ensemble du cycle de vie.

La mise en œuvre de la transition au niveau local nécessite des capacités spécifiques de savoir-faire politique, de connaissances et d’outils, de soutien public et d’expertise scientifique. Ces capacités sont collectives et mettent en jeu l’innovation, les acteurs étant impliqué dans le système d’innovation local.

 

Solutions complexes

Le développement durable et les changements climatiques sont des défis pour la construction et les villes. Cette mutation va s’appuyer sur de multiples solutions concrètes, solutions frugales comme des innovations technologiques et sur des produits et des services.

Mais la contribution au développement durable d’une technique ou d’un produit ne peut être considérée que dans le contexte de sa réalisation, dépendant du processus de mise en œuvre, des liens développés avec d’autres techniques ou produits. Un bâtiment, un écoquartier, un service urbain va ainsi combiner des produits, des technologies, des processus de conception associant des professionnels et des usagers, d’autres technologies avec lesquelles ils forment un système.

Une rénovation d’un bâtiment visant à réduire la consommation d’énergie, va par exemple utiliser des matériaux isolants biosourcés produits sur le territoire, et un mode de financement privé avec une subvention publique faisant partie d’un programme d’une collectivité.

Les solutions innovantes portent donc aussi sur le processus de conception et de décision, sur le montage financier et le modèle économique, sur les intégrations avec d’autres échelles (le bâtiment dans un éco-quartier par exemple).

Les politiques locales ou nationales, les normes publiques et privées, les financements et des services ou des connaissances particulières, c’est-à-dire des actifs institutionnels et intangibles, conditionnent le développement des projets.

 

 

Les éléments qui permettent de décrire un bâtiment et les solutions urbaines mises en œuvre appartiennent à différents niveaux qui sont illustrés sur la figure :

  • des solutions sur et à l’intérieur de l’enveloppe : produits et technologies, formes architecturales…
  • le bâtiment qui les intègre,
  • le quartier avec lequel il échange,
  • les infrastructures et services urbains, et
  • le cadre institutionnel et les intangibles mobilisés.

 



[1] PNUE, 2011, Vers une économie verte : Pour un développement durable et une éradication de la pauvreté –Synthèse à l’intention des décideurs ». www.unep.org/greeneconomy

[2] Adapté de Philippe Prévost et Coll., Le terroir, un concept pour l’action dans le développement des territoires, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 14, Numéro 1, mai 2014. http://vertigo.revues.org/14807

[3] Chiffres estimés pour le Grand Lyon

 

Un article signé Christian Brodhag, président de l'association Construction21 France et International, professeur émérite à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne

 

 Crédit photo :  Tero Vesalainen on Pixabay


Partager :