Fabrique de la ville : repenser le rôle des collectivités et des usagers

Rédigé par

La Rue Commune

4858 Dernière modification le 25/05/2022 - 15:47
Fabrique de la ville : repenser le rôle des collectivités et des usagers

La transformation des villes vers des modèles plus durables pousse les collectivités à revoir leurs processus de décision et de conception des projets urbains, notamment vers une meilleure intégration des citoyens. Quelle forme peut prendre ce renouveau ? Comment peut évoluer le rôle des collectivités dans la fabrique urbaine ?

Rencontre avec Marie Defay, économiste et urbaniste consultante en développement urbain et enseignante à l’ENSA Paris Belleville, et Michèle Laruë-Charlus, conseil en projet urbain et ancienne conseillère en urbanisme auprès d’Alain Juppé, à Bordeaux. Cet entretien est réalisé dans le cadre du projet La Rue Commune. 

Quels défis rencontrent les collectivités pour répondre aux problématiques urbaines actuelles (végétalisation, mobilités douces, changement climatique, évolution des usages, etc.) ?

Marie Defay : Il y a quelques années, les collectivités ont dû faire face à des défis techniques. Aujourd’hui, s’il en reste encore quelques-uns à lever, les blocages sont surtout d’ordre organisationnel. Les services techniques sont encore trop en silo, en miroir de délégations d’élus morcelées. Cela freine la mise en place de stratégies transversales et cohérentes. Il y a également un blocage sur les habitudes et compétences des agents des collectivités : il n’est pas aisé de changer les façons de faire. Par exemple, les stratégies environnementales sont souvent assez éloignées de l’opérationnel. Les collectivités doivent apprendre à mieux identifier les parties prenantes et à spatialiser concrètement les plans prévus. Enfin, d’importants blocages liés à l’obsolescence de la commande publique demeurent, dont de nombreux acteurs ne sont pas habitués ou formés aux enjeux urbains actuels.

Michèle Laruë-Charlus : L’exemple de la végétalisation des rues illustre bien les différents défis rencontrés par les collectivités. En effet, ce type de projet fait intervenir de multiples services : service de la voirie, service du stationnement, de l’éclairage public, de la signalétique, des espaces verts mais également services de la mobilité et enfin services gestionnaires des nombreux réseaux qui sillonnent, en général dans la plus complète anarchie, le sous-sol des rues. Pour l’instant, ces services ne savent pas vraiment travailler entre eux parce que la priorité est toujours donnée à la mobilité. L’injonction politique, tout à fait légitime, de végétalisation de la ville et des espaces publics se heurte donc à de vraies difficultés.

De façon plus générale, les projets portant sur l’espace public à l’échelle d’une ville sont des projets de long terme, or un mandat municipal est court. Il faut donc une continuité dans la volonté politique. Mais s’il faut voir loin, il faut aussi viser court. Un projet qui mettra trop de temps à entrer dans sa phase de réalisation risque d’être obsolète. C'est cet équilibre dans les échelles temporelles autant que spatiales qui est délicat à trouver. L’aménagement des quais à Bordeaux est un cas d’école : 10 ans de chantier et deux Présidents de la communauté urbaine d’obédience politique différente, Alain Juppé et Alain Rousset, sans interruption de chantier ni modification de projet. 

 

Faire évoluer la ville et ses rues nécessite de changer les façons de « faire ». Quels changements cela implique-t-il pour les collectivités ?

Marie Defay : Il est nécessaire de faire évoluer le rôle des collectivités dans la conception des projets, pour laquelle elles manquent encore de compétences, si bien qu’elles la confient souvent à des maîtres d'œuvre pas toujours au fait de leur fonctionnement. Cela aboutit à des processus rigides, d’autant que les attentes des acteurs évoluent de plus en plus vite. Certains projets deviennent contestables et contestés en seulement quelques années. Dans la pratique, les autorités publiques ne savent pas comment intégrer ces évolutions nécessaires. Une fois conçu, le projet ne change plus. Il faut développer des processus plus agiles et moins descendants, d’où l’importance de sortir de la dichotomie maîtrise d’ouvrage et maîtrise d'œuvre. Rapprocher le processus de conception de celui de décision me semble être le meilleur moyen de faire travailler les acteurs ensemble.

Michèle Laruë-Charlus : Un changement doit également s’effectuer dans la façon même de construire les stratégies urbaines. Aujourd’hui, les collectivités confondent souvent les objectifs et les moyens. Les services ont chacun leurs propres objectifs, alors qu’il devrait s’agir de moyens au service d’objectifs communs déterminés par le politique et constituant un projet urbain global et cohérent. Casser les silos ne peut se faire que si les services adhèrent à un projet politique. Encore faut-il que ce projet existe, ce qui n’est pas le cas pour beaucoup de villes qui se contentent de s’appuyer sur un agenda 21 ou un plan climat dotés en général de plusieurs dizaines d’objectifs. Si l’intention est vertueuse, les résultats sont toujours décevants.

Un projet urbain doit bien sûr être porté par les services qui sont le bras armé du politique, mais également par l’ensemble des collectivités et des partenaires privés car il n’y a ni budget ni aménagement qui n’impliquent aujourd’hui un grand nombre de parties prenantes. C’est évidemment le cas pour tous les grands projets d’aménagement qui s’accompagnent de la réalisation d’espaces publics.

Marie Defay : Les collectivités doivent changer leur lecture des territoires si elles veulent construire des stratégies pertinentes. Elles en font souvent une lecture statistique, peu spatialisée et territorialisée, sans replacer les projets dans la dynamique d’ensemble du territoire. Les stratégies se focalisent encore sur les nouveaux projets et manquent d’analyse tactique sur l’existant. Mais c’est en train de changer.

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Dans quelle mesure la concertation publique et la consultation des usagers sont-elles des éléments indispensables à la bonne réalisation des rues communes ? 

Marie Defay : Il est essentiel de communiquer avec les citoyens. Ces derniers ne sont pas forcément au courant des projets et des compétences des collectivités. Il faut donc mener un travail de sensibilisation et de démarche participative pour leur donner des clefs de compréhension et leur permettre de s’exprimer. La concertation se limite encore trop souvent à demander aux citoyens leur avis sur un projet déjà pensé pour eux.

Michèle Laruë-Charlus : Le terme “concertation” est un mot “fourre-tout” qui signifie tout et rien à la fois. Selon les sujets, nous allons faire un référendum de rue, de la concertation, de la co-élaboration de projet ou simplement de l’information. Plus un sujet est d’importance locale, plus il faut associer les habitants qui sont les vrais experts de leur quartier.

Mais il ne faut pas oublier qu’un maire est élu ou devrait être élu sur un projet. Nous sommes en démocratie représentative et pas en démocratie directe. Sur les projets d’importance majeure, il me semble que la concertation ne peut pas s’exercer comme elle le fait sur les sujets locaux : sinon, à quoi servent les élections ? Je plaide pour davantage de politique au niveau urbain et moins d’administration.

J’ai travaillé sur un projet de réaménagement d’une petite place devant une école à Bordeaux. Nous avons élaboré une grille d’analyse qui a permis aux riverains de corédiger avec les services le cahier des charges de l’aménagement. Les habitants ont identifié la fluidité de la circulation devant l’école comme un besoin important. Ils ont ainsi fait le choix de ne pas piétonniser le devant de l’école afin de favoriser la pose et la dépose des enfants. Ce choix avait fortement déplu à l’urbaniste retenu comme aux services mais le maire Alain Juppé a tenu bon et respecté les choix des habitants. Cette place fonctionne parfaitement bien, et sans doute beaucoup mieux que si l’on avait suivi les préconisations théoriques des experts.

 

Comment impliquer les citoyens dans la fabrique de la ville ?

Marie Defay : Il faut d’abord s’assurer de bien prendre en compte tous les acteurs concernés. Trop souvent, les porteurs de projet se limitent aux résidents. Cela n'est pas suffisant. Il est nécessaire d’impliquer également l’ensemble des usagers, les travailleurs, les passants, ou encore les associations locales. Sinon, le projet risque de provoquer des conflits d’usages à terme.

Les autorités publiques doivent également être claires avec les citoyens sur les fonctions qu’elles veulent développer dans leurs projets. Il faut que l’action publique soit lisible à toutes les échelles, afin que les agents puissent répondre aux questionnements des usagers. Or cela peut s’avérer compliqué pour des grandes collectivités. Par exemple, la métropole de Lille regroupe 90 communes. Il est difficile de construire un projet commun cohérent et clair sur un si grand territoire.

Michèle Laruë-Charlus : Ce n’est un secret pour personne que de dire la difficulté de faire venir du public aux réunions de concertation, hormis ceux qui sont déjà hostiles à un projet, quel qu’il soit. On en connaît les raisons : perte de confiance dans les politiques, méfiance a priori face aux projets privés, présentation technocratique des projets, jargonnage administratif décourageant, absence systématique d’évaluation des projets passés.

Les clés sont sans doute dans la capacité des politiques à porter une vision claire pour leur ville, à l’administration à donner les bonnes informations, puis à prendre rapidement la décision de faire. La question temporelle est fondamentale. Pourquoi s’impliquer si on a le sentiment que cela ne sert à rien car de toute façon le projet ne se fera peut-être pas ?

Marie Defay : Il existe quand même à certains endroits des associations et des citoyens prêts à s’investir dans l’espace urbain. Dans les faits, cela dépend vraiment de chaque collectivité.

 

A quoi ressemblerait votre rue commune idéale ? 

Marie Defay : Il n’y a pas un modèle parfait : une action réussie à un endroit ne le sera pas forcément ailleurs. Il est important de bien replacer les projets dans leur contexte. Les usagers, donc les besoins, diffèrent selon les rues. Le potentiel aussi : il existe certaines rues dans lesquelles il est possible d’augmenter fortement la végétalisation par exemple, alors que dans d’autres non. Enfin, il faut garder à l’esprit qu’il n’est pas possible de regrouper tous les usages au même endroit. Les collectivités doivent ainsi avoir des objectifs clairs au-delà de l’échelle des projets pour satisfaire l’ensemble des demandes et ce n’est pas toujours le cas, par exemple en matière d’espaces de loisirs.

Michèle Laruë-Charlus : Réfléchir à la rue commune idéale implique de se questionner sur la définition même de “rue”. Cette dernière ne s’arrête pas à la voirie, les sous-sols sont également très importants. Par exemple, planter et plus généralement faire évoluer les rues demande de réaliser des travaux sur les réseaux souterrains. Il y a donc tout un travail à faire aussi avec les opérateurs réseaux. Cette réflexion s’applique aussi aux cours des bâtiments, aux espaces en rez-de-chaussée, aux façades, etc. Un projet complet doit donc intégrer toutes ces dimensions.

Une fois cette définition posée, je dirais que la rue commune idéale est une rue avant tout confortable pour les usagers. Il faut partir du point de vue de ce dernier. Or, cela peut remettre en cause certaines idées bien ancrées dans l’imaginaire collectif. Par exemple, la rue idéale est souvent considérée comme un espace sans voiture, réservé à la mobilité douce. Cependant, supprimer totalement la voiture me semble être une erreur au regard de la situation démographique française. En effet, nous avons une population qui vieillit et qui aura besoin de voiture pour se déplacer confortablement : prendre les transports en communs demande trop d’efforts physiques. Une ville sans automobile ne peut pas être confortable pour des personnes âgées.

Marie Defay : Effectivement, il faut prendre en compte le point de vue des personnes âgées pour aménager des rues et une ville confortable, ainsi que celui des enfants. Pour rebondir sur l’enjeu de la mobilité en ville, je suis d’accord, il faut se méfier du zéro automobile systématique. Les espaces qui bannissent la voiture aujourd’hui peuvent devenir assez discriminants. D’un côté, vous avez des îlots sans voitures, agréables, végétalisés, et de l’autre, des rues où le transport routier se reporte, y engendrant plus de pollution. Enfin, certaines villes ne se prêtent pas forcément aux circulations douces. La rue commune idéale n’est donc pas forcément une rue sans voitures !

Propos recueillis par Construction21, La Rédaction

 

Prochain rendez-vous : Mobilité & Re-spatialisation des usages - le 31 mai prochain de 9H à 10H30



Retrouvez la série spéciale Rue Commune sur Construction21

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