Écologie de la rue : repenser la place de la biodiversité et de l’eau en milieu urbain

Rédigé par

La Rue Commune

3987 Dernière modification le 28/06/2022 - 17:19

Face aux défis climatiques et environnementaux, il est nécessaire de repenser la place de la biodiversité et de l’eau en milieu urbain. Cela nous oblige à remettre en cause en profondeur nos pratiques d’aménagement : nouveaux usages et équipements, adaptation au dérèglement climatique, modes de gouvernance, etc. Et si le concept de rue commune était la bonne piste à suivre pour mener cette réflexion ?
Entretien avec Emeline Bailly, Chercheure en urbanisme au CSTB sur les questions de qualité de vie urbaine et de nature en ville, et Lionel d’Allard, Directeur d’Equo Vivo (Marque de génie écologique de VINCI Construction) et Urbalia (cabinet de conseil en biodiversité urbaine). Cet article est réalisé dans le cadre du projet La Rue Commune.

Quels changements la prise en compte de la biodiversité et de l’eau en ville engendre-t-elle dans les pratiques des acteurs de l’urbanisme ?

Emeline Bailly : Il est bien important de comprendre que nous sommes face à un changement de paradigme. Les villes sont de plus en plus vulnérables aujourd’hui. La prise en compte de l’eau et de la biodiversité peut nous permettre de gagner en résilience, à condition de repenser notre alliance avec la nature. En latin, natura signifie “ce qui rend vivant”. Mais les villes sont-elles prêtes à accueillir le vivant ? Cela demande notamment de laisser place à des espaces capables de vivre spontanément, sans intervention humaine. C’est un changement de paradigme assez profond, à la fois philosophique et opérationnel, avec des impacts très concrets.

Trois principaux enjeux peuvent être énoncés :

  • La valorisation de la nature existante en ville. Il existe de nombreux espaces naturels dans les villes. Au-delà, des parcs et jardins, arbres d’alignement bien identifiés, il existe une multiplicité de lieux de nature dans les interstices et délaissés de l’espace urbain (friches, abords d’infrastructures, chemin de halage, etc.) qui créent un maillage caché métropolitain. Les acteurs de l’urbanisme doivent apprendre à les repérer et les valoriser le cas échéant car ils présentent de multiples qualités urbaines, écologiques et sociales.
  • La conception de la nature dans les projets urbains. Les aménagements actuels ont une conception de la nature encore trop centrée sur l’ingénierisation de la nature à travers la notion de services écosystémiques qu’elle rend. Or, nous gagnerions à concevoir la nature comme un levier pour créer un nouveau milieu ambiant, un nouveau cadre de vie pour les humains et non humains.
  • La renaturation des espaces publics et privés existants est un support de retour de milieu de vie en ville, ce qui peut être aussi un levier d’amélioration de la qualité de vie. Elle appelle stratégie de renaturation urbaine globale, à l’échelle des métropoles, une approche pluridisciplinaire de l’espace public pour créer une nouvelle alliance entre la ville et la nature qui articulent bien toutes les échelles.

Lionel d’Allard : En France, les acteurs de l’urbanisme sont en phase d’acquisition des compétences nécessaires pour accompagner ce changement. Cela leur demande d’accéder à des savoirs très variés et d’apprendre à mieux travailler entre eux, afin de partager les connaissances. Par exemple, les maîtres d’ouvrage peuvent renforcer leurs compétences en faisant appel à des acteurs spécialisés comme des AMO ou des entreprises expertes d’un sujet en particulier.

Les sujets de l’eau et de la biodiversité en milieu urbain, bien qu’ils soient très souvent mêlés, soulèvent des enjeux techniques très différents. Jusqu’à présent, nous avons artificialisé le circuit de l’eau, afin d’avoir une gestion très rapide des flux. Aujourd’hui, les acteurs de l’urbanisme doivent apprendre à développer une approche basée sur le cycle naturel de l’eau, qui lui laisse prendre le temps de circuler, de bien s'infiltrer dans les sols, d’alimenter les végétaux. Du côté de la biodiversité, il s’agit de se demander : quelle nature voulons-nous ? Quel environnement ? Souhaitons-nous vivre dans un milieu 100% artificiel avec ou sans « nature » ? Les acteurs doivent se saisir de ces questions.
 

Et quels changements pour les concepteurs de matériaux (revêtements et équipements) de l'aménagement urbain ?

Emeline Bailly : Avant d’inventer de nouveaux matériaux, je pense qu’il faut se demander comment redonner de la place à la pleine terre par le désasphaltage d’une partie des rues, la renaturation, voire la réouverture de cours d’eau. Cette dernière solution permet de filtrer l’eau, de rafraîchir les espaces d’accueillir le vivant, d’apaiser les ambiances, etc. Elle contribue à redonner une capacité de régénération à notre territoire de vie. Il s’agit aussi de se questionner sur des matériaux utilisés qui laissent respirer la terre. Par exemple, il est important de développer des pavages qui laissent la végétation poussée, des principes de pas japonais qui permettent aussi de s’interroger sur un usage raisonné des matériaux, afin d’économiser les ressources.

Lionel d’Allard : La priorité est effectivement de limiter le recours à la fourniture de matériaux. Cependant, une fois que nous avons réduit cet usage, il reste toujours des endroits où nous ne pouvons pas nous passer de matériaux. Notamment les rues, où il y a peu de place pour de la pleine terre. Pour les sols, nous devons développer des produits drainants, qui permettent à l’eau de circuler dans les sols. Il nous faut également recourir à des matériaux capables de ne pas capter la chaleur, afin de limiter les effets d’îlots de chaleur urbains. Enfin, il est essentiel de réfléchir aux différents supports de végétalisation dans les milieux très minéraux, en tirant profit notamment des façades et des toitures.
 

Comment maintenir la biodiversité dans les milieux urbains ?

Emeline Bailly : Il est essentiel de créer des continuités vertes à l’échelle des métropoles. Le  maillage des rues constitue une opportunité. Pour cela, il nous faut développer une approche intégrée, qui prenne en compte les différents types d’espaces et les articulations d’échelles. Pour l’instant, nous suivons encore trop souvent une approche ponctuelle, une rue ici, une cour d’école renaturée là, sans liens entre elles. Il y a nécessité d’inventer une composition urbaine qui retisse les continuités écologiques. Par exemple, il est possible de concevoir des venelles végétalisées pour relier les rues s’il n’y a pas d’espaces libres. Les toitures, façades et cours d’îlots peuvent créer également des relais pour la faune et la flore. Donner de la place à la nature implique de repenser la place de la voiture dans les rues secondaires pour récupérer les emplacements de stationnement. Ces évolutions s’amorcent même si de nombreux freins persistent. Il importe que cette nouvelle alliance fasse sens, qu’elle soit un levier d'amélioration de la qualité de vie, une opportunité de se reconnecter à la nature et aux autres, de dessiner une autre manière d’être au monde plus qualitative, sensible et soutenable.

Lionel d’Allard : Il est essentiel de bien identifier les réservoirs de biodiversité présents afin de choisir les supports adéquats pour assurer la continuité de la trame verte. La rue peut être imaginée comme corridor écologique. Les toitures, façades et sols sont bien sûr des supports de premiers choix, mais il est possible d’en concevoir d’autres, comme des arches végétales au-dessus des rues. La réouverture des cours d’eau est également un bon levier pour assurer la continuité écologique en milieu urbain. Cela permet de générer de nouveaux espaces de végétalisation tout en modifiant notre gestion de l’eau.
 

Justement, comment mettre en œuvre une gestion alternative de l’eau dans les rues ?

Lionel d’Allard : Une des possibilités que nous avons est la gestion à la parcelle. Le principe est de faire en sorte que le volume d’eau tombé sur une surface donnée soit absorbé par celle-ci. L’eau n’est pas collectée pour être envoyée ailleurs. Cela permet de respecter le cycle de l’eau. Cependant, la gestion à la parcelle demande de concevoir autrement les bâtiments et les espaces urbains (publics ou privés). Il nous faut faire appel à des systèmes autonomes, de régulation et d’infiltration. Par exemple, aujourd’hui, les toitures sont équipées de gouttières qui captent l’eau et l’évacuent dans les réseaux. A la place, il est possible d’installer une toiture végétalisée qui capte l’eau. Si ce n’est pas faisable, le bâtiment peut conserver ses gouttières, sans que l’eau soit pour autant collectées dans les réseaux d’eau pluviale. Les gouttières peuvent notamment être couplées à des dispositifs artificiels de récupération de l’eau de pluie (REP), particulièrement utiles pour l’arrosage, l’infiltration ou les consommations d’eau techniques non potables.

Emeline Bailly : Portland, en Oregon, est un bel exemple de gestion à la parcelle. En effet, de nombreux quartiers de la ville sont passés à ce type de gestion. C’est un projet ambitieux, qui présente des dispositifs d’infiltration variés selon les caractéristiques des parcelles. Cependant, la gestion à la parcelle n’est pas aisément applicable partout. A Paris, cela demanderait de refaire toutes les rues pour y mettre des linéaires de noues, ces fossés qui permettent à l’eau de s’infiltrer sur place. Une alternative, que nous avons déjà évoquée, est la renaturation des rivières et canaux. C’est le choix de la ville d’Utrecht. La ville a gagné en attractivité. Les habitants y ont vu leur cadre de vie s’améliorer fortement, ils peuvent notamment se baigner dans l’eau, qui est propre, en été.
 

Est-il possible de concevoir des dispositifs avec des besoins en entretien ou maintenance limités, générant ainsi des économies de temps, de moyens et d’investissements ?

Emeline Bailly : C’est tout à fait possible. C’est une question de choix de l’ambiance souhaitée dans les rues, etc. Il faut bien avoir à l’esprit que passer à des espaces publics alliés à des milieux naturels nécessite des projets avec une approche pluridisciplinaire entre les urbanistes, les écologues et les paysagistes et bien sûr les tenants des sciences humaines et sociales pour proposer de nouveaux types d’aménagement de rue. Ces approches impliquent aussi de nouvelles formes de gestion de ces espaces qui n’est pas sans conséquence sur l’organisation des services municipaux.

Lionel d’Allard : Ceci dit, il convient de ne pas oublier que l’entretien des rues minéralisées est loin d’être neutre. Il existe des solutions pour diminuer les coûts et l’entretien des espaces naturels. Avant tout, il faut prévoir l’entretien dès la conception des projets. Ensuite, il est important de développer des plans de gestion différenciés, c’est-à-dire mettre en place des espaces qui ne demandent pas tous le même investissement en temps et en énergie. Enfin, dans le cadre de la réflexion sur les communs, il est possible d’imaginer des espaces naturels entretenus par les usagers qui en profitent. Dès la conception de ces espaces, cela demande cependant aux porteurs de projets de prévoir des infrastructures de stockage, du matériel sur place, des lieux de rassemblement, etc.
 

Quelle gouvernance préconisez-vous autour des projets de végétalisation et de gestion alternative de l’eau ?

Lionel d’Allard : Les questions de gouvernance doivent être présentes dès la conception. Chaque acteur a sa place dans la gestion des projets. Cependant, il me semble particulièrement important d’intégrer les usagers. Moins ils sont impliqués, moins ils s'intéressent aux projets. Il y a besoin de dialogue, de concertation. Il n’existe pas vraiment une seule méthode, le type de gouvernance choisi va dépendre de chaque cas.

Emeline Bailly : Il y a une aspiration citadine grandissante pour des cadres de vie plus en lien avec la nature. La gestion des collectivités est indispensable même si l’implication citoyenne pourrait être renforcée. Les pouvoirs publics pourraient laisser plus de place à l’initiative. Certaines personnes plantent, jardinent ou entretiennent spontanément des espaces urbains, se les approprient d'eux-mêmes ou en collectifs. Cela ne veut pas dire entièrement déléguer, ce qui peut avoir comme dérive des formes de privatisation. Cela suppose un suivi dans le temps par les collectivités pour le cas échéant reprendre la main.
 

Le projet La rue commune propose de considérer la rue comme un commun. Qu’est-ce que cela pourrait apporter à la gestion des trames vertes et bleues ?

Emeline Bailly : L’articulation entre le public et le commun me semble particulièrement intéressante dans les projets urbains. Cela permet de proposer un modèle de gouvernance différent de ce que nous connaissons. Les rues sont avant tout des espaces publics, appartenant à tous, vecteur d’urbanité, soit de citadinité (vie urbaine), de citoyenneté (vie politique) et de civilité (vie sociétale). La question du commun, soit ce qui est partagé entre plusieurs personnes, est à considérer car elle est impliquante. Elle suscite une possibilité d'intervention dans des portions de rues, notamment les milieux naturels créés. Cependant, la rue n’est pas qu’un espace commun. A Copenhague, par exemple, des rues résidentielles sont piétonnisées en leur centre, offrant ainsi un espace souvent naturel commun avec des tables, jeux ou autres selon les aspirations de chaque communauté de voisinage, au milieu d’une rue apaisée, en impasse de part et d’autre pour permettre l’accès et le stationnement résidentiel.

Lionel d’Allard : Les communs permettent également aux citoyens d’avoir un usage plus statique de l’espace dans les rues. Aujourd’hui, nous passons dans les rues sans nous y arrêter, pour aller d’un point A à un point B. Alors que les rues peuvent être utilisées comme des places, elles peuvent devenir des supports de discussion autour de sujets comme le vivre ensemble, la politique, etc. Les communs peuvent aider à faire évoluer notre rapport aux rues. Les possibilités sont très riches !

Emeline Bailly : En effet, la notion de commun permet de passer de la “route” où les usagers circulent à la “rue” où ils se posent, discutent entre eux. La nature apparaît d’ailleurs un enjeu de cette transition, étant très fédératrice.
 

Quelle serait votre rue idéale ?

Lionel d’Allard : Il n’y a pas de rue idéale. Chacun a sa propre projection et vision de la rue, ses propres besoins. Les projets doivent être calibrés en fonction des usagers. Il existe cependant de nombreux projets dont il est possible de s’inspirer, à l’image de la requalification de la rue Garibaldi à Lyon. L’objectif de cette opération est de transformer progressivement un grand axe routier en corridor naturel dédié aux mobilités douces, sur plus de 3 kilomètres. Le projet présente plusieurs points vertueux : installation d’un bassin de récupération des eaux pluviales, conception de dispositifs végétalisés autonomes en entretien, arrosage automatique en cas de fortes chaleurs, mise en place de capteurs pour évaluer les impacts du projet sur la température, etc.

Emeline Bailly : Les villes des pays nordiques ont fait le choix depuis plusieurs décennies de redonner une place à la nature. Mais nous avons également des projets inspirants en France. Je pense par exemple au projet de transformation de deux boulevards à Neuilly-sur-Seine. Plus de 4 720 m² de végétalisation et de pleine terre y ont été installés, afin de préserver la biodiversité et de développer une gestion des eaux plus durable. Des voies de promenade ont également été mises en place afin de relier les boulevards aux espaces naturels aux alentours.

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