Des choses et des humains

Rédigé par

Anne-Laure Boursier

Project manager for Circular economy solution implementation

1538 Dernière modification le 14/12/2018 - 13:41
Des choses et des humains

Un des usages importants du logement est d’être le lieu où l’habitant stocke ses possessions, les met à l’abri, les préserve de la convoitise des autres. Je range chez moi ce qui est à moi. Dans une société de consommation comme la nôtre, ces possessions sont souvent trop nombreuses, ce qui fait de certains logements une caverne d’Ali Baba. Il existe même une maladie mentale, la syllogomanie, dont les symptômes sont une incapacité à jeter et une accumulation compulsive d’objets. Cette maladie s’accompagne de dépression. Sans pour autant être dans la catégorie des syllogomanes, nous constatons que les choses prennent de la place chez nous, et même parfois trop de place : elles envahissent notre territoire. Nous avons trop de vêtements, trop de livres, trop de choses et d’objets divers : objets utilitaires, culturels, symboliques, ludiques, mémoriels, affectifs, administratifs (les papiers), artistiques etc. Est-ce anodin ? Le fait que les accumulateurs excessifs soient malades nous indique que cet encombrement matériel plus ou moins grand dans lequel nous vivons pourrait bien avoir des répercussions plus profondes sur notre personnalité et sur notre vie.

C’est bien ce que pense la japonaise Marie Kondo, qui exerce le métier inattendu de consultante en rangement, métier qu’elle a inventé. Elle a écrit un livre, « la magie du rangement », qui s’est vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires. Mais elle ne fait pas que ranger et aider ses clients à jeter les objets inutilisés. Elle enseigne en même temps une forme d’anthropologie de l’espace dans laquelle le lieu de vie se révèle être un reflet de l’esprit de l’habitant. Pour elle, il existe un lien étroit entre les objets du logement, l’état de rangement ou de désordre qui y règne et l’identité de l’habitant. Elle écrit : « quand votre logement est impeccable, vous n’avez d’autre choix que d’examiner votre état intérieur ». Parmi ses clients, beaucoup témoignent avoir changé de vie ou même divorcé après avoir « rangé » leur appartement, processus qui s’est apparenté pour eux à une exploration de leur raison d’être.

En effet, Marie Kondo commence à travailler avec ses clients en leur demandant pourquoi ils veulent ranger. Elle considère que chaque objet doit être examiné en fonction de la capacité qu’il a à nous rendre heureux. S’il ne nous rend pas heureux, il faut s’en débarrasser. Une fois ce tri réalisé, la personne se retrouve entourée uniquement d’objets qui lui importent et qui contribuent à son bonheur. D’une certaine manière cela lui a donné l’occasion de sortir de sa vie tout ce qui ne devait plus y jouer un rôle, y compris, parfois, la personne avec qui on vit.

Cet exemple du rangement nous amène à plusieurs observations : les choses enfermées dans nos logements ont une fonction importante dans les processus de construction identitaire, mais nous ne savons pas bien gérer l’abondance de ces objets, que nous propose et nous vante la société de consommation, et que nous achetons pour les stocker chez nous. De plus, nos achats participent souvent à la création de ce que Foucault appelle des hétérotopies. Les hétérotopies sont des projections vers un autre lieu ou vers un autre temps, qui se produisent lorsque l’on est dans un musée par exemple, par l’intermédiaire des objets qui s’y trouvent. Mais puisque les objets participent à notre construction identitaire, on peut penser qu’ils ont une capacité à nous projeter dans une autre identité, un autre moi, c’est-à-dire un autre type d’hétérotopie, qu’on pourrait appeler hétéro-ego.

Le mot hétérotopie, inventé par Foucault, vient d’« utopie », un mot forgé par Thomas More dans son livre L’Utopie, mot qui vient lui-même de racines grecques signifiant « en aucun lieu ». L’utopie décrit une société idéale, généralement située dans un lieu imaginaire ou une île inconnue et lointaine. Or Foucault parle ainsi de l’utopie : « L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première,[...], ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel ». Or ce corps transfiguré, c’est en grande partie ce que vend la société de consommation, qui exhibe des corps parfaits pour vanter n’importe quel produit. Ceux-ci me font croire que les attributs de beauté, de perfection et de pouvoir de séduction de telle actrice irradiant de bonheur dans la publicité me sont transférés par la médiation de l’objet que j’achète. C’est une pensée magique qui est mise en scène. Je peux devenir autre, atteindre activement ce moi idéalisé, présenté comme désirable en achetant des choses que j’emporte chez moi. Ce moi inatteignable exige une transformation de soi, transformation physique et non pas morale, qui est censée me rendre heureux ou heureuse.

Les choses qui nous entourent chez nous participent à la création de cette utopie d’un hétéro-ego, un autre moi qui sera heureux grâce à la consommation d’objets référents d’une identité collective (telle CSP, ou « les gens qui ont réussi ») ou individuelle (tel joueur de foot, telle actrice). Ces objets se retrouvent dans les lieux les plus intimes du logement, et me disent chaque jour « sois quelqu’un d’autre pour être heureux ». On comprend alors pourquoi ranger, jeter, s’entourer uniquement d’objets que l’on aime peut contribuer à créer de la sérénité dans notre intérieur –chez moi ou en moi.

La société de consommation, dont notre logement abrite les artefacts, produit des objets que nous mettons en scène chez nous et qui fonctionnent comme marqueurs d’une identité qui n’est pas toujours la nôtre, mais que nous cherchons à adopter. Dès lors, cette utopie première, celle du corps, prend la place de l’exploration de notre propre intériorité et finit par prendre notre place. Nous avons donc tous besoin d’apprendre à acheter moins, à donner, à désencombrer notre logement, à recycler ce qui ne n’a plus sa place dans notre vie. Il se trouve que l’exploitation des ressources de la planète est en train d’atteindre ses limites physiques, et que nous n’allons pas pouvoir continuer à consommer aussi intensivement. Faisons le pari que cette frugalité imposée va nous rendre plus heureux : Ce soir, je range !

Article signé par Anne-Laure Boursier, philosophe, Nacarat, Groupe Rabot Dutilleul - @alboursier

Dossier Humain au coeur du bâtiment
Retrouvez tous les articles du Dossier L'humain au coeur du bâtiment
en cliquant ici.
Partager :