Changer de paradigme : la rue dans la fabrique urbaine

Rédigé par

La Rue Commune

2421 Dernière modification le 13/05/2022 - 12:07

Face aux différents défis urbains actuels (environnementaux, sociaux, sanitaires, etc.), la fabrique de la ville doit se réinventer. Il nous faut changer de paradigme. Mais quel modèle suivre ? Quels concepts peuvent porter ce changement ? Et quelle est la place de la rue dans la nouvelle fabrique urbaine ?

Dans le cadre du projet La Rue Commune, rencontre avec Cécile Diguet, directrice du département Urbanisme, Aménagement et Territoires de l’Institut Paris Région, expert de l’urbanisme transitoire, et Sylvain Grisot, urbaniste et fondateur de Dixit, plateforme de l’urbanisme circulaire.

La fabrique urbaine est-elle en crise aujourd’hui ? Comment faire évoluer notre façon de penser la ville ?

Cécile Diguet : La fabrique urbaine court perpétuellement après des changements de modes de vie, des changements de politiques publiques, des transformations massives à prendre en compte comme les dérèglements climatiques et ses conséquences sur la chaleur en ville, l’effondrement de la biodiversité, la rareté de la ressource en eau, etc., mais aussi des interventions plus agressives d’opérateurs faisant du blitzcaling comme uber ou les entreprises de free-floating qui inondent un marché pour le remporter, sans se préoccuper des impacts sur la qualité de vie des personnes en ville.

Si le problème est donc cette inertie à suivre ces changements, c’est une crise, mais je crois qu’elle est consubstantielle à la fabrique urbaine et que prendre son temps a aussi du bon parfois, pour éviter les erreurs.

Pour autant, en occident, la déconnexion a été telle depuis des siècles entre nature et culture, entre corps et intellect, entre rationalité et sensibilité, que la fabrique urbaine a été d’abord une lutte, une conquête de la nature. Il faut mieux marcher sur des pavés que dans la boue, cela se comprend. Mais le trait a été tiré si loin en termes de minéralité, et d’artificialité, que l’on essaye, désormais de mieux équilibrer nature et ville, conscient de notre dépendance au climat, à la nature, au fait que l’humain fait partie aussi de la nature.
La rue est un levier pour les acteurs publics de rétablir en partie cet équilibre.

Sylvain Grisot : Le terme de “crise” est intéressant. Nous faisons face à trois crises qui se superposent aujourd’hui : le changement climatique, l'épuisement de la biodiversité et celui des ressources. Ces crises auront des impacts à un horizon proche sur nos territoires. Or, la ville est un objet qui se transforme très lentement. Nous avons donc une brutalité des changements d’un côté et une inertie importante des systèmes de l’autre. Plutôt que de “crise” de la fabrique urbaine, je parlerais de “changement”. Il nous faut opérer non pas une transition, mais une véritable redirection de nos façons de faire. Nous devons préparer aujourd’hui les espaces urbains de 2050.

Qu’est-ce que la rue pour vous ? Constitue-t-elle un bon échelon pour faire évoluer l’espace urbain ?

Cécile Diguet : Il est pour moi impossible de regarder la rue comme un objet déconnecté d’un réseau même si on parle ici de rue ordinaire. Développer des rues végétalisées doit se faire en fonction de priorités à des échelles différentes : santé des populations concernées, données sur la chaleur urbaine, construction ou consolidation d’une trame verte à l’échelle de la ville, du territoire, mais aussi bien sûr, opportunités de travaux de voirie par exemple.

La rue se compose d’une multiplicité d’usages. Bien souvent, les projets de rue ne prennent en compte que les habitants, les riverains. Or, la rue comprend de nombreux autres usagers : les commerçants, les personnes qui développent des activités diverses en rez-de-chaussée, les flâneuses, les personnes en situation de marginalité, etc. C’est la friction, la rencontre avec l'altérité qui fait la vie de la rue. En plus de cette diversité des usages, la rue articule plusieurs types d’espaces : la chaussée, les trottoirs, les rez-de-chaussée, les façades des bâtiments, les sous-sols, etc. Les gabarits des immeubles influent très fortement l’ambiance de la rue. Le privé et le public s’y mélangent.  Il est donc important de prendre en compte tous les usages et l’interaction des espaces différents dans l’aménagement des rues. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’échelle du réseau de mobilités plurielles dont font partie les rues du quotidien, à l’échelle de la ville, métropole ou d’un grand territoire.

Sylvain Grisot : Il n’y a pas de “bon échelon” pour faire évoluer l’espace urbain, il faut travailler sur tous les échelons en même temps. La rue fait partie d’un réseau connecté, elle s’inscrit dans un territoire plus grand. Intervenir à ce niveau génère des impacts bien plus larges. L’exemple de la végétalisation l’illustre bien : si nous voulons planter des végétaux, il nous faut de la place. Cela demande notamment de repenser le stationnement. Or, se pencher sur la question du stationnement soulève des problématiques liées à l’espace privé. Tout est connecté, nous ne pouvons pas aborder la rue comme un élément indépendant des autres espaces urbains.

Cécile Diguet : Ceci dit, la rue est un levier très intéressant pour les acteurs publics : c’est de l’espace public sur lesquels ils peuvent donc agir directement. En ce sens, cela peut être un bon point de départ pour insuffler de nouvelles orientations de la fabrique d’écosystèmes urbains.

Sylvain Grisot : En effet, la particularité de l’espace public, c’est justement qu’il est public. Cela en fait un levier opérationnel important, un moyen d’avancer par la maîtrise publique, en plus d'être un sujet de conversation collective. Finalement, la rue est un espace stratégique pour entretenir une conversation qui concerne l’ensemble des espaces urbains : comment se partager la rue, quelle place pour les différents usagers, quels sont les objets urbains présents, etc. ?

 

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Comment intégrer tous les acteurs de la rue dans les projets urbains, en tenant compte des intérêts de chacun ?

Sylvain Grisot : L’espace public est une somme d’usages. Cependant, aujourd’hui, nous voulons des espaces publics qui répondent à tous les usages à la fois. Par exemple, aménager des rues qui contiennent tous les modes de mobilité. Ce n’est pas possible, tout n’est pas conciliable. Il faut faire des choix et avoir une réflexion globale : peut-être que telle rue sera entièrement cyclable et celle à côté entièrement dédiée à la voiture. Ce choix doit se faire via le débat, la discussion.

Cécile Diguet : Il faut souligner ici le rôle de la décision politique qui doit assumer des choix clairs. D’où l’importance de la mise en place de schémas stratégiques, par exemple les schémas de mobilité, pour appuyer et expliciter ces choix.

Intégrer tous les actrices et les acteurs de la rue demande également d’aller chercher les personnes en retrait des dispositifs habituels de concertation et de trouver un langage commun. La question de l’écoute des besoins locaux ne peut pas se fonder que sur les habitants les plus vocaux. Il est essentiel d’intégrer la diversité des personnes qui font vivre la rue, dont les publics marginalisés, et écouter leurs besoins. Par exemple, les fontaines à eau et toilettes publiques sont indispensables pour les personnes qui vivent dans la rue. Il est donc nécessaire de le prendre en compte dans les projets d’espaces publics.

 

Vous défendez un urbanisme circulaire. Quel est le rôle de la rue dans des villes circulaires ?

Sylvain Grisot : L’urbanisme circulaire consiste en l’adaptation continue d’une ville à nos besoins, dans sa globalité, sans passer par la construction de nouveaux sols ou bâtiments. Pour la rue, l’enjeu est le suivant : comment peut-elle devenir le réceptacle d’une ville qui se transforme continuellement ? La rue connaît déjà des transformations successives aujourd’hui : changement d’usages, changement de façades des bâtiments, etc. Je pense que c’est une des couches urbaines qui peut amener de la stabilité en ville.

Cécile Diguet : Pour ma part, je défends avant tout l’économie de matières. L’idée de circulaire peut laisser croire que l’on peut consommer tout autant grâce à un recyclage infini, qui est en réalité impossible. Et sur cette question d’économie de matières, l’intervention sur les rues pour les réseaux (eau, énergie, télécommunications) pourrait être rationalisée. En effet, ces réseaux, pour la plupart sous les trottoirs, font l’objet d’interventions souvent non coordonnées entre opérateurs qui démultiplient non seulement la gêne pour les piétons (moins pour les voitures), notamment à mobilité réduite, mais aussi les moyens mis en œuvre pour ouvrir les trottoirs. Intervenir de façon coordonnée, grâce aussi à une connaissance améliorée des réseaux passant sous les rues, mais également à un dispositif physique commun pour les opérateurs, constituerait une avancée. 

Sylvain Grisot : Un exemple de projet inspirant est le Sidewalk Labs, à Toronto. Les porteurs de projets proposaient une chaussée démontable afin de faciliter les interventions sur les réseaux, limitant ainsi les nuisances et le temps du chantier.

 

L’urbanisme transitoire peut-il aider à repenser la rue pour une meilleure prise en compte des défis actuels (sanitaires, sociaux, environnementaux) ?

Cécile Diguet : Il faut distinguer l’urbanisme transitoire, qui concerne des parcelles privées ou publiques, de l’urbanisme tactique, qui touche uniquement à l’espace public des rues, qui est donc géré par les collectivités. Les deux approches ont des méthodes, des outils et des modes de gouvernance différents. Elles peuvent se combiner, mais c’est plutôt rare. L’urbanisme transitoire permet de donner la parole aux personnes qui pratiquent un quartier. Le projet le plus emblématique est celui des Grands Voisins, à Paris. Ce cas a démontré la capacité de l’urbanisme transitoire à mieux prendre en compte les besoins sociaux et les préoccupations environnementales. En effet, grâce à l’occupation de cet ancien hôpital, une vie intense s’est développée dans les rues du quartier, plus de 6 000m² de rez-de-chaussée actifs ont été mis en place et le quartier va finalement devenir plus piéton que ce qu’il n’aurait dû être. A l’avenir, je pense qu’il serait intéressant de combiner une stratégie tactique sur les espaces publics avec du transitoire sur des rez-de-chaussée par exemple, notamment via les nouvelles foncières solidaires qui se créent comme Base Commune.

Prochain rendez-vous : Mobilité & Re-spatialisation des usages - le 31 mai prochain de 9H à 10H30

En quoi les « communs urbains » peuvent apporter une réponse à la pénurie de ressources en ville, dont le foncier ?

Cécile Diguet : Le terme de “commun” est souvent utilisé à tort et à travers. La notion de commun se base sur trois éléments : une ressource limitée, des règles pour la gérer et une gouvernance partagée et ouverte. “Commun” et “public” ne sont pas la même chose : le premier permet de redonner place à la société civile, il met en avant la capacité collective de prendre soin d’une ressource, tandis que le second fait référence aux autorités publiques.

Aujourd’hui, un certain nombre de territoires ont des chartes des communs (par exemple Gand, en Belgique). Tout l’enjeu est de développer une articulation entre public, privé et commun. Nous pourrions tout à fait imaginer des modèles mixtes, avec des montages spécifiques. Par exemple, en cas d’action combinée sur la rue et les chaussées, il est important de faire intervenir autant la collectivité que la société civile. Cela demande cependant que les pouvoirs publics acceptent de soutenir certaines initiatives sans pour autant être intrusifs.

Sylvain Grisot : La question de la tension foncière est essentielle en milieu urbain. Il existe actuellement de nombreuses réponses pragmatiques de l’ordre du commun, qui intègrent des acteurs privés et publics. Je pense par exemple à la foncière Terre de Liens dont l’objectif est de racheter des terres agricoles pour les mettre à disposition d’agriculteurs. De nombreux organismes fonciers solidaires pour du logement abordable se développent également. Ces initiatives relèvent de la notion de “commun”.

 

Les collectivités sont-elles suffisamment armées pour accompagner les nouvelles façons de faire la ville ?

Cécile Diguet : Non, les collectivités ne sont pas suffisamment armées aujourd’hui. En dehors de la concertation très institutionnelle, d’ailleurs souvent déléguée à des prestataires, il faut être en mesure d’aller sur le terrain souvent, au contact des acteurs locaux, d’être dans la réactivité et dans la souplesse pour résoudre des problèmes très concrets, de contourner certaines pratiques normatives rigides pour faire émerger de l’imprévu et du créatif. Or, les fonctionnaires territoriaux ne sont pas tous forcément formés et habitués à ce fonctionnement. La centralisation administrative française surplombante constitue également un frein. Cela pourrait changer avec de nouvelles générations, sensibilisées à l’importance de la présence humaine dans des lieux qui font bouger et transforment la vie urbaine. Il faut aussi considérer que la ligne « fonctionnement » dans des budgets n’est pas moins importante que la ligne « investissement » même si cela fait moins de rubans à couper.

Sylvain Grisot : Parfois, les acteurs ont l’illusion de se comprendre via les modes de discussions actuels, alors que chacun voit les choses différemment. Il est important d’expérimenter des projets sur le terrain tout en menant des évaluations quantitatives afin d’éviter cet écueil. Cela permet d’objectiver les débats sur la base de faits concrets. Par exemple, en cas de questionnement sur la nécessité de conserver des places de parking, mieux vaut faire des tests pour observer in situ les conséquences avant de prendre une décision.

 

Propos recueillis par Construction21, La Rédaction

 


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