Aymeric Bemer, ingénieur et enseignant : "L'architecture frugale invite plus à une approche diététique qu’à une solution low cost"

Rédigé par

Stéphanie Obadia

Directrice de la rédaction

3881 Dernière modification le 01/03/2023 - 10:06
Aymeric Bemer, ingénieur et enseignant :

Aymeric Bemer, ingénieur et enseignant spécialisé en énergie et environnement est chargé d'optimiser la performance environnementale des projets de l’agence d’architecture Patriarche à Lyon. Pour lui, il faut rendre nos villes résilientes face aux phénomènes et transformations à venir.

Vous prônez l’architecture frugale. Comment l’appliquez-vous ?

Il faut en premier lieu déconstruire l’idée que la frugalité est une solution de misère et de pauvreté. Elle ne se fait pas au détriment de la qualité d’usage. Nous construisons avec des objectifs thermiques, acoustiques, visuels, sanitaires, décarbonés, écosystémiques, sociaux, tout en acceptant le fait que la consommation d’énergie sera toujours nécessaire pour répondre à nos besoins quotidiens. La frugalité est une forme d’intelligence qui commence par le rapport au territoire dans lequel un ouvrage est implanté. Sa conception prend en considération le génie du lieu, c’est-à-dire les externalités positives à disposition, les spécificités topographiques et géologiques, le climat, la végétation présente, l’histoire. En fonction de la localisation du projet, l’architecte et les ingénieurs adaptent les choix de conception afin de proposer une architecture intégrant les matériaux à disposition dans un périmètre réduit, en faisant appel aux savoir-faire locaux. Le projet s’intègre donc parfaitement dans son territoire, afin de soutenir les filières économiques locales, de valoriser un patrimoine, dynamiser un lieu, recréer du lien social. Par ailleurs, beaucoup de projets sont demandeurs d’une dimension « allégée » sur le plan économique. Il convient donc de proposer une solution viable et équilibrée. 

Par frugalité, on entend économie de matière, d’énergie… Pouvez-vous nous en dire davantage ? 

La frugalité invite plus à une approche « diététique » qu’à une solution « low cost ». Elle s’inscrit dans une démarche d’économies : de matière, de techniques, d’énergie, d’impacts environnementaux. L’architecture frugale fait ainsi pareil ou mieux que l’architecture traditionnelle avec moins de matière et moins d’énergie. Lorsqu’une construction ou rénovation doit faire l’objet d’un financement, nous tentons de repenser l’organisation de la distribution de ce financement en optant pour des solutions écoresponsables. Nous encourageons le développement des filières locales, l’approvisionnement dans les scieries et carrières avoisinantes, nous limitons la construction à sa juste échelle avec un traitement de façade permettant d’exploiter l’énergie solaire l’hiver et s’en protéger l’été, nous dotons les projets d’une performance thermique efficiente et biosourcée, nous choisissons une esthétique fonctionnelle avec une gestion simplifiée, nous encourageons un approvisionnement énergétique biomasse et nous valorisons la présence du végétal pour le bien-être et la consommation alimentaire des occupants. Economie circulaire, architecture passive et vernaculaire, maitrise des charges énergétiques et d'entretien, bâtiment bas-carbone et bioclimatique, nature intégrée et biodiversité : l’architecture frugale est en réalité le concept sous-jacent à une construction souhaitable.

Quelles recommandations donneriez-vous ?

Elles sont multiples : réhabiliter les grands ensembles de logements et les bureaux, opter pour la création d’extensions et de surélévations quand c’est possible, densifier les zones pavillonnaires, redynamiser un quartier par la création d’infrastructures au service de la mobilité douce, restructurer une friche à l’abandon, travailler sur l’amélioration de la concentration de polluants dans les villes, traiter le sujet des îlots de chaleur urbains, c’est sur cela que la construction doit se focaliser, en abordant le défi de la mobilité, afin de rendre nos villes résilientes face aux phénomènes et transformations à venir.

Cela passe également par l’emploi de matériaux géo/biosourcés…

Pour contribuer à l’effort mondial et remédier au phénomène d’emballement du climat, nous devons proposer des modèles de sobriété, d’efficacité, et encourager le recours aux énergies renouvelables, comme le prône depuis de longues années l’association négaWatt. De nombreux industriels font aujourd’hui la démarche d’innover en proposant des produits biosourcés ayant des caractéristiques techniques similaires aux synthétiques ou en optimisant leurs processus de fabrication, démarche encouragée par le nouveau Plan de Relance et la Stratégie Nationale Bas-Carbone. Pour rappel, les matériaux géosourcés font référence à des matériaux très peu transformés d’origine minérale, comme la pierre ou de la terre, sous forme compressée ou mélangée à des fibres végétales, si possible de provenance hyperlocale. En plus de cela, ces produits naturels présentent un comportement hygrothermique intéressant (régulation des pics de températures et d'humidité, capillarité pour laisser perspirer les murs), contribuent au maintien de la qualité de l’air (peu de produits de synthèse) et améliorent la sensation de bien-être à leur contact. Tout comme les produits de première nécessité dans l’alimentation, une réduction de la TVA pourrait s’appliquer à ces solutions et encouragerait logiquement le déploiement et l’accès aux matériaux biosourcés, géosourcés et de réemploi dans l’avenir. C’est d’ailleurs ce que propose le Mouvement de la frugalité heureuse et créative via une nouvelle pétition interprofessionnelle. Mais les fabricants de ce secteur devront signer une charte afin de ne pas profiter de cette opération. L'envol des prix serait un pari risqué en période d’inflation.

Qu’en est-il du réemploi ?

Il faut encourager la démarche d’économie circulaire, de matériaux bas décarbonés et de réemploi, qui apparaissent comme une solution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Une nouvelle filière se structure et se développe, proposant de multiples services d’aide à la conception et réalisation afin de valoriser et de mettre à disposition des matériaux de seconde main. Ce gisement de matières passe par une étape de sourcing quantitatif et qualitatif des produits issus de la déconstruction et du stockage. Il peut s’agir de bâtiment en voie de rénovation ou déconstruction. Par exemple, un hôtel doit changer son aménagement intérieur tous les 7 ans en moyenne, donc de nombreux mètres carrés de moquette ayant une durée de vie de 20 à 30 ans pourraient être réemployés. Une démarche que l’on retrouve pour une multitude de produits : radiateurs en fonte, menuiseries, huisseries, faux plafonds, cloisons, et même des éléments de structures métalliques ou minérales. Une option supplémentaire vise à limiter le rejet carbone et veiller à son stockage. La construction est un moyen efficace de stocker le volume carbone d’un produit ayant absorbé du CO2 durant sa croissance – on parle de stockage biogénique – et donc de se servir du secteur du bâtiment comme « puits de carbone ». L’architecture se réinvente comme support de compensation carbone. Cette analyse n’a de sens que depuis la mise à disposition du poids carbone de chaque matériau, depuis qu’on a pu lui donner une unité. A ce jour, le recours au réemploi présente différents freins comme le volet assuranciel et la capacité d’un bureau de contrôle à accompagner les acteurs dans cette voie, ainsi que du savoir-faire dans la mise œuvre en s’assurant du stockage des matériaux in situ et du phasage.
 

Propos recueillis par Stéphanie Obadia, Directrice de Construction21
 

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