Au détour de mon métier de distributeur

Rédigé par

Thomas Pocher

Ceo

1659 Dernière modification le 06/02/2019 - 15:20
Au détour de mon métier de distributeur

Au détour de mon métier de distributeur, et en tant qu’agent de disruption chevronné ;) , je suis très régulièrement amené à interroger la « demande » du consommateur, afin d’y adapter nos outils et nos méthodes, pour mieux orienter l’entreprise et l’investissement. Les révolutions se multiplient et se télescopent, entre les nouveaux usages d’achat et d’échanges induits par le digital en général, ajoutés aux injonctions sociales de plus en plus fortes sur le « bien manger » et le « mieux consommer ». A chaque fois ou presque, la réflexion dans l’entreprise est perturbée par l’intrusion de contraintes, le plus souvent aux antipodes des préoccupations et du fonctionnement de nos clients, et induites par notre histoire, les usages des entreprises et les investissements réalisés « avant ».

 

Face à cette situation, que je peux également deviner tant chez mes concurrents que dans d’autres secteurs économiques, je partage un modeste témoignage de l’application assez systématique de réflexions dans la conception, « le design », de mon métier de commerçant, en souhaitant qu’elle stimule les réflexions de chacun dans son domaine. C’est parfois en travaillant sur les plus vieilles habitudes qu’on débusque les vraies décisions qui changent la donne !

 

Révolution dans le retail : Vers la fin du libre service, et l’avènement de la commande en ligne

Tout part donc du consommateur/acheteur, que nous sommes tous amenés à incarner à un moment ou un autre de la journée. Au-delà de sa demande, forcément subjective, et de nos contraintes, il apparaît intéressant de se focaliser sur son besoin. Par exemple, dans un hypermarché, la question de fond qui anime la clientèle est simplissime : « qu’est ce que je vais bien pouvoir faire à manger ce soir ? ».

 

A l’heure où les grandes enseignes, dont la mienne, se livrent une guerre sans merci sur les prix et les promotions, pour mieux préserver le trafic des zones commerciales, il est facile d’observer que très peu d’acteurs se positionnent sur ce besoin pourtant simple et exprimé, pour mieux rivaliser dans le « toujours plus de la même chose ».

 

Il s’agit donc d’accompagner le client dans un nouveau parcours d’achat adapté, et définitivement, les défis de cette nouvelle relation seront abordés avec l’appui du digital. Totalement éditable en fonction de chaque client et de chaque contexte, avec un contenu enrichi et une forme de « coaching » personnalisable en fonction de ses contraintes, économiques, nutritionnelles, médicales… Les nouveaux clients de nos magasins sont déjà quasiment tous recrutés en ligne, et c’est avec une interface d’achat performante et adaptée que nous serons performants demain, sans oublier les infrastructures logistiques nécessaires, notamment les entrepôts de préparation dédiés. Ces ventes en ligne représentent déjà 22% du total dans mon entreprise, 10% des ventes de Leclerc, qui pèse 50% de ce nouveau marché, et tous les indicateurs entrevoient une majorité des ventes dès 2020 via le « clic and collect » ! Je vends déjà 2 produits estampillés « bio » en ligne lorsque j’en vends un en hypermarché, on est donc bien au dela du signal faible !

 

Cette révision complète de notre modèle est donc imposée par le digital. Nos temples du libre service, les hypermarchés, ont créé le buzz et le trafic voilà près de 50 ans, et ont largement sacrifié sur l’autel de la massification la valorisation des produits proposés. Toujours moins cher, toujours plus grand, jamais avare d’un service pour générer des visites, l’hypermarché dégage pourtant de moins en moins de « valeurs ». Qu’à cela ne tienne, tout ce trafic sera rapidement valorisé dans des galeries marchandes et autres parcs commerciaux, redonnant un coup de fouet à la distribution moderne, autour de l’immobilier commercial et de la rente qu’il procure. Ce modèle de développement a fait florès notamment en France et réussit depuis longtemps à « cacher » la révolution en cours.

 

Le constat est donc le suivant : aujourd’hui, après une guerre des prix dévastatrice et une bataille promotionnelle qui ont débouché sur des « états généraux de l’alimentation », les fameux EGA dont on peine à voir les effets, l’hypermarché n’arrive tout simplement plus à remplir son rôle de locomotive, et pour cause il ne recrute plus de nouveaux clients, quasi intégralement aspirés par les drives, a fortiori dans les foyers avec enfants. Les consommateurs qui « arrivent » sur notre marché sont largement plus susceptibles d’êtres des internautes que de nouveaux visiteurs pour nos magasins, et les chiffres sont déjà très explicites à ce sujet, n’en déplaise aux… gestionnaires d’immobilier commercial.

 

Le modèle économique de la grande surface qui développe un ensemble commercial et se rémunère sur la rente immobilière alentour semble avoir du souci à se faire, d’autant que d’autres révolutions traversent les attentes des consommateurs en termes d’alimentation.

 

Une révolution qui en appelle d’autres : Manger autrement ?

 

Cette nouvelle manière de vendre et de commercer nous oblige aussi à revoir tout le système de gestion des produits frais, habituellement vendus directement au comptoir, et selon des prix « au kilo ». Ce qui n’a surement pas l’air de grand chose côté client, c’est que commercer en ligne, c’est penser demain que le client PREPAYE ses achats, et nécessite donc de passer d’une vente « au poids » à une vente « à la pièce ». Les produits sont préemballés, mais localement, de sorte que c’est un SERVICE pour le client, et plus une concession de sa part sur la qualité des produits achetés.

 

Pour manger, ensuite, quoi de plus simple que le produit local, transformé localement sans ajouts d’intrants ou ingrédients de science, juste du produit et le goût, pour sortir du bashing systématique de l’agro industrie et des « GMS » ? Le plaisir sain et local, accessible en kit ou prêt à manger !

 

On revoit donc notre organisation actuellement pour développer des outils de fabrication adaptée, avec plusieurs contraintes nouvelles qu’il faut adresser.

 

Ainsi, lorsque l’hyper était le centre du monde, il suffisait d’y accoler des laboratoires de production pour développer l’activité. Il est intéressant de se souvenir qu’au départ des hypers Auchan dans la métropole, les « stands » traditionnels (poissonnerie, boucherie, etc.) étaient régulièrement opérés par des commerçants tiers, qui louaient ces espaces.

 

Aujourd’hui, nos nouveaux clients veulent AUSSI des produits frais, mais ne souhaitent plus systématiquement pousser les portes de nos magasins. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a davantage de clients pour les fruits et légumes dans les drives (jusqu’à 60%), que dans un hyper, où un client sur deux ne fréquente pas le secteur.

 

Nous avons fait le choix de developper un outil de production extérieur à nos hypers, pour être certain de répondre de façon optimale en ligne, et pour mieux préparer ces produits : mieux les emballer (sous atmosphère protectrice, sous vide), mieux les tracer (sous agrément européen), et espérons le mieux les vendre, en drives donc mais également en hypermarchés.

 

Face à cette orientation stratégique forte, il apparaît évident de renouer des liens avec l’agriculture en général, pour nos clients comme nos fournisseurs.

 

Sur le fond, la demande de produits locaux est forte chez les consommateurs, et l’attente de relais commercial performant est également présente du côté des producteurs locaux. Il nous a donc suffi de créer une marque locale, « Alliance en Nord », pour fédérer en quelques années une cinquantaine de producteurs locaux, avec lesquelles nous tissons des liens particuliers : outre la mise en avant systématique de leurs produits, la modalité de négociation commerciale douce qui a été mise en place, nos entreprises ont volontairement choisi de doter cette marque d’un fonds, lui même alimenté à concurrence de 2,5% des achats réalisés auprès des producteurs adhérents.

 

On peut ainsi communiquer de manière forte sur ces nouvelles relations commerciales, et accompagner des projets de développement : avec la startup « la Cagnotte des champs », nous avons mobilisé nos clients pour préfinancer le développement d’une unité de transformation du lait en yaourt chez notre  producteur local. Cette opération de « crowdfunding » local a permis de rassembler plus de 5000€ et ont ainsi amorcé le projet, qui débouche sur une part croissante du lait de la ferme qui est transformé sur place, ce qui répond en plus à la demande des consommateurs, en renforcant l’exploitation. Ce bon « design local » a également permis au producteur concerné, « la cense des peupliers » à Genech (59), de diffuser ses yaourts Bleu Blanc Cœur dans nos hypers, nos drives, et même auprès des établissements scolaires locaux : le produit rentre exactement dans le cahier des charges recherché !

 

De manière plus explicite, j’ai choisi de soutenir récemment une action de sensibilisation à l’agriculture de proximité en achetant un conteneur maritime aménagé en ferme urbaine par la startup CITIZEN FARM. Cette installation sur notre parking met en avant un principe de culture doux, parfaitement à même de répondre aux défis posés par nos clients.  Sans enjeu sur la capacité de production, nous pouvons depuis plus d’un an faire pousser des aromates notamment sur notre parking, et ces produits sont le plus souvent offerts au client, ou intégrés dans nos recettes locales pour en souligner la spécificité.

 

Des actions sont nécessaires tant sur le fond, notamment dans les relations avec les producteurs, mais aussi sur la forme, pour faciliter la reconnexion du client à son alimentation. Une réflexion généreuse d’un côté, pour redonner du sens au métier de distributeur, et des actes concrets d’investissements pour matérialiser ces engagements, ce qui a d’ailleurs lieu chaque jour dans nos hypers, dont les fournils se convertissent par exemple au 100% Bio et local avec l’appui des moulins Waast, mais aussi dans les drives ou l’offre locale et bio toujours se développe fortement, et dépasse même nos ventes sur le canal physique. L’irruption récente du « drive piéton » a achevé de nous convaincre de la prochaine disruption des habitudes de consommation, qui vont irrémédiablement nous pousser à adapter le modèle actuel du retail.

 

Demain vous n’achèterez peut être plus du « bœuf et des légumes » chez leclerc, dont l’origine n’était pas forcément vertueuse, mais vous achèterez un plat 100% local et fait maison, avec des aromates cueillis le matin même en saison, avec l’assurance d’une parfaite transparence sur votre produit.

 

Et comme dans tout bon projet bien ficelé, la conséquence imprévue de ces évolutions, c’est que vous allez très bientôt retrouver vos distributeurs préférés sur des plateformes comme Deliveroo ou Uber Eats, qui elles aussi répondent tellement bien aux défis du consommateur moderne.

 

Autant de défis à relever dans un mouvement d’indépendants, dont je m’attache ainsi à influencer les décisions !

 

Articlé signé Thomas Pocher, Société Coopérative Approvisionnement Artois

 

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