Assurance, construction, réemploi et économie circulaire : la quadrature du cercle ?

Rédigé par

SARAH ROMEO

7010 Dernière modification le 29/11/2022 - 10:27
Assurance, construction, réemploi et économie circulaire : la quadrature du cercle ?


Le réemploi entraîne un double bouleversement, juridique et technique. Les repères habituels concernant la responsabilité sont perturbés. Vers qui se retourner en cas de défaut du produit ? Comment s’engager dans une démarche vertueuse avec une véritable garantie de la qualité du bâti ?

1) Transformation de la chaîne de responsabilité

Que devient le fabricant ? 

Avec le réemploi, de nouvelles chaînes de responsabilité sont mises en place, qui redéfinissent la place traditionnelle du fabricant. Contact direct entre Maître d’ouvrage ou intervention de plateforme : le rôle du fabricant s’estompe. Cela n’est pas anodin car la garantie que peut apporter un fabricant en termes de responsabilité et de performance n’est pas la même qu’un vendeur plus occasionnel. 

Il s’agit là de nouveaux circuits de distribution qui interrogent sur les possibilités d’exercice de recours à l’encontre de ces néo-fournisseurs.

Cependant, le fabricant n’est pas nécessairement exclu purement et simplement du réemploi. Certains industriels assurent depuis longtemps la dépose, le reconditionnement et la remise sur leur marché de leur produit (Schneider Electric, Claustra Hauserman). D’autres structures se sont créées pour intervenir sur des produits de seconde main en assurant la dépose, le nettoyage et le reconditionnement et en délivrant des garanties de fabricant (Mobius) et assuré comme tel.

Comment garantir la performance de produits réemployés ?

Question centrale, elle reste pour l’heure en suspens. Hormis les cas de reconditionnement avant remise sur le marché par le fabricant d’origine permettant de garantir la qualité du produit, l’acteur susceptible de réaliser une véritable qualification du produit reste à définir sur chaque opération. 

La filière s’organise et de nouveaux métiers apparaissent pour accompagner les maitres d’ouvrage dans une démarche de réemploi : AMO réemploi, offre de service des bureaux de contrôles…

Le diagnostiqueur PEMD (pour lequel on attend toujours les arrêtés d’application) identifie les ressources et filières, notamment le réemploi, a certainement à un rôle à jouer dans cette démarche de qualification structurante pour la filière, mais à date, il ne garantit pas la qualité intrinsèque des produits.

L’absence d’acteur identifié susceptible d’endosser systématiquement la responsabilité de la qualification des produits et matériaux réemployés implique, pour le moment, un renforcement des responsabilités pesant sur les maîtres d’œuvre ou les poseurs. En leur qualité de constructeurs présumés responsables ces intervenants s’exposent aux potentiels recours en cas de désordres affectant l’ouvrage et trouvant leurs origines dans le réemploi de matériaux (notamment pour les matériaux compris dans les éléments structurels et de clos couvert) .
 
Qu’en est-il lorsque le matériau leur est imposé et fourni directement par le maître d’ouvrage ?

L’idée d’un partage de responsabilité pourrait alors émerger : la théorie dite de l’acceptation des risques (1) est une cause exonératoire de la responsabilité des constructeurs. Elle pourrait jouer un rôle dans le maillage de la responsabilité des intervenants à l’acte de construire usant de la pratique du réemploi.

Pour accompagner les acteurs, des initiatives ont été prises visant à établir des notes techniques pour le réemploi de certaines catégories de matériaux jugés particulièrement propices (Booster du Réemploi). Une démarche d’ampleur est également engagée au sein du CSTB qui a récemment publié les familles de produits propices au réemploi en vue d’établir dans un second temps des guides méthodologiques, l’AQC œuvre également à la prévention des risques et s’intéresse particulièrement au réemploi, sans oublier le projet européen FCRBE.
Autant de démarches structurantes pour la filière permettant de cibler, de circonscrire et de traiter le risque d’une opération de construction faisant appelle au réemploi.

Il serait judicieux que les assureurs valident ces démarches pour faciliter le recours à ces solutions sans avoir à passer par des processus complexes d’étude au cas par cas des dossiers de souscription des projets candidat à l’assurance

Le rôle de la maîtrise d’ouvrage professionnelle 

Le rôle de la maîtrise d’ouvrage professionnelle dans le développement du réemploi est incontestable ces dernières années. Si elle doit être moteur, elle doit cependant rester vigilante à ne pas s’immiscer dans l’acte de construire. L’immixtion du maitre de l’ouvrage dans l’opération de construction lorsqu’elle est fautive et provient d’un maître d’ouvrage « notoirement compétent » est une cause d’exonération de la responsabilité des constructeurs : tout ou partie du risque décennal est alors supporté par le maitre de l’ouvrage.

La gestion des gisements de réemploi peut aussi poser des problématiques : quelle est la responsabilité du Maître d’ouvrage qui vend des matériaux, en cas de réemploi in situ ? Quelle est la responsabilité du Maître d’ouvrage dans les risques liés au stockage ?
Son immixtion entraînera le cas échéant une responsabilité accrue qui devra être déclarée à ses assureurs, voir qui pourrait être couverte au titre de la garantie CNR (constructeur non réalisateur). 

Révolution ou évolution des pratiques ? 

Ces bouleversements des schémas classiques constituent plus une évolution par leur massification progressive que par leur aspect innovant pour les assureurs. Le réemploi est une pratique ancienne dans le bâtiment. Les assureurs appréhendent en pratique ces problématiques via des solutions classiques – communication d’attestation nominative de chantier, valorisation quantitative des matériaux réemployés à l’image de ce que l’on fait pour les existants indivisibles (2) qui intègrent l’assiette de tarification des garanties obligatoires.

La difficulté réside plus dans l’accompagnement des acteurs pour l’identification de ces solutions de réemploi et la réponse assurantielle à mettre en place.

2) Garantir du neuf avec du vieux

Le faux problème des Techniques Non Courantes

La difficulté de l’assurabilité des pratiques liées au réemploi des matériaux dans la construction provient du fait que le matériau réemployé doit pouvoir justifier d’une durabilité minimale et de performances normalisées dès lors qu’il est réinstallé/réintégré dans un ouvrage neuf. 

La Loi Spinetta, né il y a plus de 40 ans crée un mécanisme unique et original dit à « double détente », le régime pensé par Adrien Spinetta institue une double assise contraignante :

  • d’une part est créée dans le code civil à l’article 1792, une présomption de responsabilité de dix ans pesant sur les constructeurs, dont ces derniers ne peuvent s’exonérer qu’en démontrant l’existence d’une cause étrangère ;
  • d’autre part, et pour assoir la force de cette présomption et extraire le maitre de l’ouvrage des problématiques de recherche de responsabilité, le système instaure une double obligation d’assurance (dommages-ouvrage et garantie de responsabilité décennale)

Outre les éléments constitutifs de l’ouvrage, les éléments d’équipement peuvent être à l’origine d’un désordre de nature décennale (atteinte à la solidité de l’ouvrage ou impropriété à destination). Il est donc essentiel de pouvoir justifier de l’aptitude au réemploi du matériau.
Classiquement, l’analyse par l’assureur d’un dossier de souscription passe par une phase d’étude approfondie des éléments de l’ouvrage, des produits, des matériaux mis en œuvre, des techniques constructives employées et de leur adéquation avec les réglementations, les DTU, les normes… Cette phase d’étude s’appuie sur un formulaire ne comprenant pas encore de mention spécifique relative à l’utilisation de réemploi (mais plutôt sur l’utilisation ou non d’effet d’équivalence ou de technique non courante).

En pratique, les assureurs conditionnent la délivrance des garanties à l’utilisation de techniques courantes par opposition aux techniques non courantes. 

La définition de la notion de technique courante est commune à l’ensemble des assureurs du marché pratiquant le risque construction et est imposée contractuellement au preneur d’assurance.

Cette pratique laisse entendre que ne seraient éligibles à l’assurance que les seuls travaux mettant en œuvre des techniques courantes.

En réalité, il n’en est rien :

  • L’emploi d’une technique non courante demeure assurable mais nécessitera une étude supplémentaire de l’assureur, une évaluation et une adaptation du contrat moyennant le cas échéant une tarification complémentaire du risque ;
  • La loi impose au marché de l’assurance construction de couvrir TOUS les ouvrages soumis à l’obligation d’assurance sans autre distinction (avec ou sans réemploi) dès lors « Toute autre clause du contrat ne peut avoir pour effet d'altérer d'une quelconque manière le contenu ou la portée des clauses types »  (3) 

L’argument tiré de l’usure normale

Une autre question émerge, celle de l’argument tiré de l’usure normale des matériaux réemployés.

En effet, les clauses types du code des assurances prévoient trois causes d’exclusion des garanties légales :

  • Le dol ou la faute intentionnelle ;
  • La cause étrangère ;
  • Les effets de l’usage anormal, du défaut d’entretien ou de l’usure normale 

Dès lors, en cas de désordres affectant un ouvrage intégrant des pratiques de réemploi, l’assureur ne serait pas tenu d’indemniser les travaux nécessaires à remédier aux effets de l’usure normale.

Cette circonstance questionne en présence d’éléments d’ouvrage réemployés et présentant par définition une usure normale liée à un premier usage.

Il apparaît ainsi important, si ce n’est déterminant, d’informer l’assureur de la présence de réemploi dans une opération de construction. Cette information délivrée préalablement à l’acceptation de l’assureur de couvrir le risque permettra de limiter les risques de se voir opposer un refus de garantie, motif pris de l’usure normale des matériaux et de négocier une dérogation au principe de l’exclusion des effets de l’usure normale. 

3) Solutions ?

La responsabilité élargie des producteurs 

La loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC) met en place une filière REP (Responsabilité Elargie des Producteurs).

Ce principe oblige les producteurs à prendre en charge la gestion des déchets issus des produits de construction qu'ils ont mis sur le marché.

Les producteurs s’organisent le plus souvent collectivement dans le cadre d’éco-organismes agréés par les pouvoirs publics, ces éco-organismes sont financés par une contribution incluse dans le coût du produit.

La nouvelle filière REP relative aux produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment intègrera des objectifs en matière de réemploi qui sont prévus dans le cahier des charges de cette filière (2 à 5% entre 2024 et 2028).

Il est également prévu d’imposer la mise en place de zones affectées aux matériaux destinés au réemploi sur le site des installations de reprise des déchets de matériaux de construction. Ce zonage nécessitera d’assurer dès ce stade une traçabilité, un stockage et une qualification adaptée des matériaux destinés au réemploi, ce qui pourrait être délicat à mettre en place par les éco-organismes eux-mêmes.

L’entrée en vigueur de la REP pourrait être une occasion d’inciter les industriels des matériaux de la construction à organiser la qualification et le réemploi de leurs produits, à date, il semble que les industriels soient encore discrets sur le sujet. 

La politique du cas par cas VS la massification de la pratique

Dans l’attente de l’élaboration de règles professionnelles visant à la normalisation du risque « réemploi », l’assurabilité de la pratique résulte d’une analyse au cas par cas des projets. 

« Si la pratique du « cas par cas » a permis l’émergence de pratiques communes entre les acteurs de chaque projet concerné, elle devient insuffisante dans la volonté de massification des pratiques de réemploi »

Le passage d’une logique du cas par cas à une logique de massification nécessite la mise en place de critères d’appréciation de risques standardisés et communs d’un assureur à l’autre.

La qualification du produit revêt également une importance considérable dans l’appréhension du risque et la filière commence à faire émerger des pratiques communes qui tendent à harmoniser les pratiques et à faciliter la collaboration entre acteurs du réemploi et assureurs

  • Valorisation des actifs immobiliers durables

Le monde de l’assurance porte une ambivalence singulière : les assureurs sont à la fois porteurs de risques et gardiens des enjeux liés à leur prévention tout en étant des acteurs de l’investissement, comme les deux facettes d’une même pièce.

Soucieux des enjeux liés à la transition environnementale lorsqu’ils sont abordés sous le prisme de l’investissement durable, l’approche est plus timide lorsqu’il s’agit d’en porter les risques.

Le 1er janvier 2022, la taxonomie verte est entrée partiellement en vigueur au sein de l’Union européenne. Le 30 mars 2022 la plateforme européenne de la finance durable publiait ses recommandations pour les critères d’analyse techniques de la taxonomie européenne (critères 3 à 6), avec un extrait ci-après concernant la circularité des bâtiments du 4ème objectif environnemental "l'Économie Circulaire” (p 358) :

« The asset comprises at least 50% (either by weight or by surface area of building elements including facades, roofs and internal walls and floors) from a combination of re-used components, recycled content, or responsibly-sourced renewable materials. 
The 50% should be reached with the following criteria: 

  • Minimum 15% comes from re-used components, 
  • Minimum 15% comes from recycled content, 
  • The remaining 20% may be met by either re-used or recycled content or by responsibly sourced, renewable materials or any combination of these three. » (4)


Destinée à orienter les investissements de capitaux vers des activités dites « durables », elle pourrait être le vecteur de valorisation qui permettra au secteur de l’assurance d’appréhender le risque sous l’angle de l’accompagnement du développement de projets de construction durable.

Assurer des projets intégrant le réemploi des matériaux va dans le sens de la valorisation de projets permettant de limiter les émissions carbone.

Pour conclure rappelons que le monde de l’assurance a contractualisé le 20 janvier 2009, une charte du développement durable aux termes de laquelle assureurs et réassureurs se fixent des objectifs de lutte contre les effets du changement climatique et d’accompagnement du développement économique durable, notamment par des actions de prévention mais aussi par la proposition de garantie adaptées aux nouveaux enjeux induits par la transition environnementale

Les intentions sont là, et nul ne peut raisonnablement douter de la place que le secteur prendra.

Un article signé Sarah Romeo (Add Value) et Pierre Garrigue (Diot-Siaci)


Article suivant : Stop ou encore ? Démonstration en 5 étapes pour booster le réemploi en 5 ans


Retour à la page d'accueil du dossier

 

 

Un dossier réalisé avec le soutien de : 

Partager :