[Dossier RE2020] #28 La RE2020 : la comptabilité carbone ou l’enjeu d’une innovation sociale

Rédigé par

Yacine BENNOUNA

4914 Dernière modification le 03/07/2020 - 12:00
[Dossier RE2020] #28 La RE2020 : la comptabilité carbone ou l’enjeu d’une innovation sociale

L’introduction d’une comptabilité carbone dans la nouvelle réglementation RE 2020 qui entrera en vigueur en tout début d’année 2021, constituera un premier pas fort des pouvoirs publics vers la décarbonation de l’économie, les bâtiments neufs agissant comme un symbole social d’exemplarité.

Dans cette nouvelle version, la réglementation thermique innove en devenant réglementation environnementale. Les usagers et les acteurs du bâtiment seront-ils au rendez de cette nouvelle rupture, s’approprieront-ils les concepts d’analyse de cycle de vie, de sobriété carbone de l’énergie, au cœur même de la transition écologique et solidaire,  pour en faire une véritable innovation sociale et une réussite économique ?

La réglementation thermique : le rythme de la transition environnementale du bâtiment

Jusque-là, la réglementation thermique des bâtiments depuis son introduction en 1974, après le premier choc pétrolier de 1973, s’était en priorité attelée à réduire par tous les moyens la consommation énergétique des bâtiments, neufs ou en rénovation (RT existant) et donc la dépendance aux énergies fossiles, ce qui a modifié en profondeur notre perception de l’énergie. Ainsi dès 1974, l’objectif était de réduire de 25% la consommation des bâtiments, par l’ajout d’une isolation des parois extérieurs et en régulant les appareils de chauffage principalement. Avec La RT de 1982, les apports solaires sont valorisés, puis en 1988, la RT s’appliquera à tous les bâtiments y compris les bureaux et le rendement des machines thermiques sera pris en compte dans le calcul. Ce n’est qu’à partir de 2005 et surtout après 2012, que la réglementation valorisera les énergies renouvelables

Evolution de la réglementation thermique

Ainsi, l’histoire de la RT montre un long chemin de presque 50 ans pour modéliser au mieux l’ensemble des composantes d’efficacité thermique d’un bâtiment :  son enveloppe, ses systèmes, ses sources d’énergie, son orientation et sa forme. Chemin encore long et qui, à travers les très nombreux groupes de travail mobilisant le secteur, est souvent tortueux et source de multiples débats pour beaucoup, encore d’actualité[1]. Mais au-delà de ces considérations d’experts, s’ajoute à ce défi sociétal, l’importance du comportement responsable des usagers afin de rendre réel les baisses de consommation théoriques.  Souvent évoqué, le fameux effet rebond ou paradoxe de Jevons[2] constitue à lui seul un véritable frein à toute mise en place d’une politique environnementale basée sur la sobriété. On peut le résumer par le fait qu’un système devenu plus efficace aura tendance à être plus sollicité par les usagers, réduisant ainsi la baisse du gain énergétique attendu. Le système étant un bâtiment dans notre cas mais ce phénomène peut s’appliquer au trafic routier, ou à n’importe quel produit de consommation : télé, voiture, ordinateur. Le fonctionnement même de notre cerveau primaire (dit reptilien) n’y est pas étranger. A ce sujet, le docteur en neurosciences, Sébastien Bohler rappelle[3] qu’une partie très précise de notre cerveau, le striatum, activant le circuit de la récompense nous pousse à vouloir toujours plus de satisfaction en fonction de notre champ d’action : revenus, pouvoir d’achat, nouveau produit sur le marché et serait donc à l’origine de nombreux phénomènes de surconsommation. Le cortex, en revanche, est le lieu des fonctions de raisonnement, de planification, d’apprentissage et d’interactions sociales.

 

Le striatum (en rouge) et le cortex cérébral (en beige)

Autre difficulté comportementale, la totalité du calcul réglementaire est basé sur des scénarios types de vie en fonction des bâtiments pour évaluer les consommations. Par exemple, on considère que les logements ne sont pas occupés en semaine, ni ventilés par ouverture des fenêtres,  en contradiction complète avec l’épisode récent de confinement. De même la température de chauffe est de 19°C, ce qui est loin d’être le cas en réalité.  A travers ces quelques limites de modélisation, on prend conscience de toute l’importance d’accompagner les réglementations auprès des usagers et des acteurs du monde économique pour en faire une innovation non seulement technique mais aussi sociale et pédagogique. En ce sens, la RE 2020 par l’introduction de la notion de l’analyse de cycle de vie via l’indicateur carbone, est en rupture avec toutes les versions précédentes qui ne comptabilisaient le carbone qu’indirectement par la valorisation des énergies renouvelables.

Mais alors comment s’y prendre ? L’analyse des constructions et usages anciens nous donne quelques éléments de réponse.

L’architecture vernaculaire :  un bel exemple d’innovation sous contrainte

Un aperçu historique des méthodes de construction anciennes montre que la perception par les usagers de la question énergétique et du cycle de vie des matériaux, n’est pas une nouveauté au sens strict. On pourrait même dire que le manque de prise en compte systématique dans l’acte de construire de la question énergétique est un fait exceptionnel propre à l’histoire très récente des sociétés et concentré sur une période très courte :  les trente glorieuses. Mais hormis ces quelques décennies d’énergie bon marché ou la préoccupation principale était de construire vite pour répondre à la forte demande de reconstruction de l’après-guerre et à la démographie galopante des baby-boomers, la perception des flux de matière et d’énergie était souvent bien perçue par les usagers. En particulier en considérant les nombreux exemples d’architecture vernaculaire[4] on se rend compte, un peu comme M. Jourdain, que la notion de performance thermique a longtemps été une préoccupation majeure, pour la simple et bonne raison que l’énergie était chère et difficilement accessible. Que ce soit par le choix de matériaux, l’orientation des édifices, la recherche de la compacité, les modes constructifs de nombreuses bâtisses étaient souvent, en plus d’autres contraintes telles que l’hygiène, l’esthétique, les croyances, et les limites technologiques (les vitres n’étaient pas connues des romains), dirigés vers une recherche partielle ou optimale de la performance thermique.

A titre d’exemple, citons quelques modes constructifs d’amélioration du confort d’été ou d’hiver : la terre cuite des pays des Berbères, les mats provençaux en pierre blanche, la bouse de vache utilisée par la tribu Himba en Namibie, ou encore les peaux de bête des tentes inuites. Par ailleurs, il suffit de se rendre dans la plupart des villages ou bourgs médiévaux de France pour s’apercevoir qu’une recherche systématique était faite à la fois pour obtenir une bonne compacité des habitations (rapport entre volume et surface déperditive), et également une densité élevée afin d’éviter les déperditions en hiver ou de favoriser les effets de vent en été. Enfin, un tour d’horizon des innovations techniques de différents types d’architecture vernaculaire montre qu’il existe de nombreuses similarités avec des techniques récentes dites bioclimatiques. En effet qu’est-ce qu’un Moucharabieh arabe si ce n’est l’équivalent d’un brise soleil en matériau biosourcé, qu’est qu’un BADGUIR en Iran si ce n’est une cheminée de ventilation naturelle par tirage thermique  ? A ce sujet, l’ARENE (agence régionale d’île de France) a publié un rapport en 2012, réalisé par NOMADEIS intitulé  « bâti vernaculaire et développement urbain durable » qui explore les différents enjeux d’une remise au goût du jour des techniques de l’architecture vernaculaire[5].

Badguir en Iran  (à gauche) et  cheminée verticale de tirage thermique d’un immeuble récent (à droite)

Ces techniques et ouvrages étaient courants dans une région donnée, et empiriquement maîtrisées par les habitants qui les mettaient en œuvre, les entretenaient et pouvaient même les perfectionner avec le temps mais nécessiteraient une adaptation conséquente de la filière, notamment sanitaire, et des formations adéquates pour pouvoir être remis sur le marché des produits de construction, ce qui constituerait en soi une innovation [6].

Outre l’enjeu pour la filière, ces quelques exemples montrent aussi l’importance de ne pas dissocier le lien fort entre rapport empirique à l’énergie et à la matière des usagers, de la modélisation. Ce lien, s’il est renforcé est une réponse simple et efficace pour éviter les dérives comportementales et obtenir un confort optimal (relativement aux critères admissibles d’une époque)  à un coût minimal, coût qui doit prendre en compte l’ensemble du cycle de vie, les usagers ayant conscience des enjeux de l’entretien et de la maintenance de leur habitat ou de leur lieu de travail. Et inversement, l’appropriation de techniques et des usages nouveaux par la population est primordiale pour la réussite de toute évolution réglementaire. Dans la même lignée des travaux d’Esther Duflo[7], la prix Nobel d’économie 2019, sur les populations immigrées, qui a montré qu’il existait bien une inertie à la mobilité géographique et que l’amélioration du pouvoir d’achat n’était pas le seul facteur explicatif des déplacements de ces populations pauvres , l’étude sociologique de ces peuples restés attachés à leur habitat ancestral, montrerait certainement qu’une amélioration de leur condition de confort ne constituerait pas une motivation suffisante pour déménager dans un habitat plus moderne. Nouveau paradoxe en contradiction avec celui de Jevons qui montre l’importance de la pédagogie, de l’apprentissage et de la formation aux pratiques redevenues nouvelles, d’usage de matériaux biosourcés ou de recours aux énergies renouvelables dans les constructions.

La comptabilité carbone : une innovation sociale contre intuitive

Cependant si la vraie innovation sociale de la RE2020 ne se situe pas dans la comptabilité énergétique, qui est intuitive (en tout cas pour ce qui est de l’énergie finale) tout comme le cycle de vie des matériaux et des équipements (sa valeur vénale et patrimoniale, son état d’usage) elle proviendrait donc plutôt de l’inclusion d’une comptabilité carbone qui en revanche est, elle, parfaitement contre intuitive à plusieurs titres. En effet, le calcul du bilan carbone d’un matériau, réalisé à travers les FDES, s’avère extrêmement délicat méthodologiquement, car il doit inclure toutes les émissions de CO2 depuis l’extraction jusqu’à la sortie d’usine du produit, ce qui dépend en grande partie de la complétude de la base de données INIES des ACV des produits de construction, et de la façon dont on compte [8]. La perception de ce bilan sans formation préalable, est donc loin d’être trivial, contrairement à la consommation d’énergie. L’effort pédagogique pour faire comprendre aux usagers aussi bien dans l’énergie consommée que dans le choix des matériaux, comment l’impact carbone est comptabilisé sera donc l’un des défis majeurs de la RE2020 pour faire des bâtiments de demain de véritable puits de carbone. Passeport, guide, outils de calcul simple, étiquetage , seront donc autant de voies possibles pour réussir sur le terrain. Et comme pour l’énergie, l’innovation étant fille de la contrainte, l’évolution progressive du prix de la tonne de carbone devra engager les entreprises vers la voie de la sobriété non seulement dans les énergies renouvelables mais aussi dans le choix des matériaux.  A ce titre, les labels restent un excellent moyen de rendre compréhensibles ces nouvelles contraintes aux usagers et maîtres d’ouvrage

Label Bas Carbone créé par le ministère de la transition écologique et solidaire

Le bâtiment neuf de demain :  exemple d’une construction résiliente ?

Toutefois, étant donné le rythme de renouvellement du parc de bâtiments français (<1%)[9] et les objectifs de rénovation du parc simulé dans les scénarios de la SNBC, il est clair que les bâtiments neufs ne seront pas au centre des enjeux climatiques dans les dix prochaines années si ce n’est en tant qu’exemple de construction vertueuse et pour préparer les futures générations à un habitat et un mode de vie écologique. Il est également admis par bon nombre d’environnementalistes que le modèle d’étalement urbain et donc de la maison individuelle n’est plus souhaitable à moyen long terme, en particulier pour les raisons suivantes : perte de la biodiversité, moindre efficacité thermique, nouvelles infrastructures nécessaires, …. [10]

Dans ces conditions, les constructions neuves pourraient continuer à se démarquer comme des bâtiments pilotes, permettant d’explorer de nouveaux modes constructifs ou bien même de nouveaux modes de vie, via une co-conception avec les futurs usagers : bâtiment mixte de bureaux et de logements, adaptatif et réversible, co-géré ou bénéficiant de modèles économiques innovants  tels que le crowdfunding,  ou en co-financement d’une rénovation énergétique, en séparant le foncier du bâti pour pourvoir gagner ainsi tant en résilience qu’en attractivité.

Et comme pour l’énergie, l’analyse de cycle de vie ou la comptabilité carbone, la perception de cette résilience devra passer par une appropriation de celle-ci par les usagers, pris dans le sens de "faire sienne l'usage d'une norme", sens mieux appréhendé dans le traduction anglaise "to take ownership".  Car l'appropriation d'une règle, comme légitime, n'est-elle pas la meilleure garantie de respect par les destinataires ?

Un article signé Yacine Bennouna, Directeur Analyse et Etudes économiques au CSTB

[1] RE2020 : les dessous de la bataille entre les électriciens et les gaziers : https://www.lemondedelenergie.com/re2020-pression-nucleaire-co2/2020/05/09/

[3] Le bug humain, Sébastien Bohler (2019, pp29-39)

[4] appartenant à un ensemble de bâtiments surgis lors d'un même mouvement de construction ou de reconstruction

[7] Économie utile pour des temps difficiles, 2O2O

Consulter l'article précédent :  #27 Construction terre, recyclage et circuits courts : éloge de la simplicité


           

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Ce dossier est composé de contributions des membres de la Fédération CINOV, des adhérents Construction21 et de leurs partenaires. En animant ce dossier, la Fédération CINOV concoure ainsi aux échanges et à la réflexion sur la future réglementation environnementale. Le contenu des articles sont néanmoins publiés sous la seule responsabilité de leurs auteurs.

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