#22 - Mobilité hors des centres-villes : de l’importance de faire émerger un marché porté par la puissance publique

Rédigé par

Thomas Matagne

1729 Dernière modification le 07/04/2022 - 12:19
#22 - Mobilité hors des centres-villes : de l’importance de faire émerger un marché porté par la puissance publique


Il est urgent d’envisager le développement des alternatives à la voiture solo hors des centres-villes, au risque sinon d’accroître les inégalités territoriales. Pour cela, les nouvelles Autorités Organisatrices de la Mobilité (AOM) doivent se mobiliser, et doivent être dotées de moyens.

Le système routier : omniprésent et totalement sous-optimisé

Regardons les ordres de grandeur en face : 81% des kilomètres parcourus par les personnes en France le sont… en voiture. L’ensemble des transports collectifs ne représente que 19% des distances. Par ailleurs, pour les trajets du quotidien, le taux d’occupation moyen des voitures est de 1,3 personne par véhicule (1,07 pour les trajets domicile travail). Autrement dit, le “système voiture” est à la fois structurant dans notre société, et particulièrement inefficace.

Pour les déplacements du quotidien, les politiques publiques de mobilité se sont concentrées, jusqu’à présent, sur les zones denses. Depuis trente ans, elles ont été équipées d’alternatives (transports collectifs, vélos, trottinettes etc.), permettant de réduire la dépendance au véhicule particulier. Couplées à des politiques d’incitations ou de restrictions (vitesse, stationnement, tarification…), les résultats sont obtenus avec une part modale de la voiture fortement réduite dans les centres urbains.

En revanche, les territoires périphériques, qu’ils soient périurbains ou ruraux, n’ont fait l’objet de quasiment aucune attention. La politique publique s’est concentrée non pas sur le déplacement des personnes (compétence mobilité), mais sur les infrastructures (compétence routière) : les kilomètres de bitumes ont été déroulés et entretenus. Les distances moyennes se sont accrues, l’étalement urbain également (les ménages étant poussés à acheter un pavillon éloigné, le territoire spécialisé par des zones d’activités etc.).

Hormis un “léger” problème environnemental (la voiture représentant 15% des émissions nationales de GES) et quelques “menus” désagréments (congestion, pollutions de l’air etc.), ce système de mobilité semblait faire le bonheur de chacun et de tous. Sauf que…

Crise environnementale et impact sanitaire ont été de premiers déclencheurs d’une sérieuse prise de conscience des limites du modèle. Le prix de l’essence croissant, sous la pression de la politique publique (taxe carbone) ou de l’actualité internationale, achève de construire l’impasse, caractérisée en particulier par l’insoutenabilité sociale.

Une action publique en cours de réorganisation

Avec l’entrée en application de la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM), et la désignation depuis mi-2021 d’une autorité organisatrice de la mobilité pour couvrir tout le territoire français, les conditions institutionnelles commencent à être réunies. Enfin quelqu’un est responsabilisé pour s’intéresser à la mobilité, pour tous les territoires autres que les zones denses. Concrètement, cela signifie qu’il y a désormais partout au moins une autorité politique et technique (agglo, communauté de commune, et/ou région…) en charge de déployer des services de mobilité : bus, vélo, covoiturage, transport à la demande etc. Ce que l’on connaît dans les centres-villes depuis des décennies.

C’est un bon début, mais tout reste à inventer. D’une part, les solutions nouvelles, adaptées à ces territoires moins denses : le nombre de personnes à déplacer est plus faible, donc il est plus difficile de mutualiser des coûts fixes (un bus, un salaire d’un conducteur…). Un monde de la participation active des citoyens, encadrée par la puissance publique, est à inventer.

Il faudra également dépasser les frontières administratives : les trajets sur la route ne s’arrêtent pas aux frontières de l’agglomération ou de la communauté de commune… C’est une évidence, mais lorsqu’il s’agit de mettre en place un service, avec un marché public, cela peut poser quelques difficultés.

Mais surtout, surtout, il faut que ces territoires soient dotés de moyens financiers. Dans les zones denses, le “versement mobilité” (VM) qui est une taxe sur la masse salariale des entreprises de plus de 10 salariés, finance l’essentiel du système de transport collectif. Or, pour les nouvelles AOM, les capacités à lever un VM sont limitées : d’une part, les conditions techniques ne sont pas toujours réunies, d’autre part l’assiette fiscale (la masse salariale) est souvent faible, voire inexistante. Au moment de l’adoption de la LOM, Sénat et Gouvernement se sont affrontés sur le fait de créer un financement pour ces territoires… et au final, rien. Nada.

C’est un réel problème de solidarité territoriale. Les centres denses, riches, disposent de ressources spécifiques pour leur politique mobilité ; les territoires périphériques, eux, n’ont rien. Pourtant, les territoires sont interdépendants : les zones denses bénéficient des aménités zones moins denses (logements, agriculture etc.) et inversement. L’absence de péréquation territoriale pose de sérieuses questions d’équité.

Les politiques publiques contraignantes, nécessaires pour réaliser la transition, telles que les zones à faibles émissions (ZFE) ou la fiscalité environnementale, viennent accentuer cette fracture dans les liaisons des territoires. Il est tout simplement incroyable de constater que les études d’impact prévues par la loi sur la mise en place de ZFE portent uniquement sur le territoire de la ZFE, et ne considèrent pas l’impact sur les territoires adjacents ! Comme si les zones denses se suffisaient à elles-mêmes.

Pendant des décennies, on a poussé les ménages à s’éloigner, et désormais le balancier repart dans l’autre sens, mais trop vite, trop fort, eu égard aux alternatives qui sont proposées. Le choc social est réel… et pourtant, rien ne va assez vite face aux enjeux environnementaux.

Transformer l’inefficacité en richesse

Pour accélérer, il faut changer de regard. Nous en proposons un, qui consiste à transformer la voiture en transport collectif. Jusqu’à présent, personne n’a été chargé d’optimiser le système routier : d’un côté, les infrastructures (routes), de l’autre les équipements (voitures) et aucun lien pour optimiser leur exploitation. C’est comme si la SNCF s’intéressait aux rails, caténaires et rames, sans jamais s’intéresser au nombre de personnes transportées : absurde. C’est la situation du système routier, qui structure nos territoires.

Le fait est que l’inefficacité actuelle, avec 2/3 de la capacité de transport inutilisées, constitue une richesse : celle de sièges libres qui irriguent les territoires. Accroître le taux d’occupation, c’est-à-dire organiser le partage de trajet - ce qu’on appelle aussi “covoiturage” -, constitue une solution concrète : il serait possible de se déplacer dans les territoires, avec les moyens réduits, à moindre coût et moindre impact.

Pour cela, il faut réinterpréter le système routier, et le voir comme un système de transport collectif. Les retours d’expérience des zones denses ont montré que lorsqu’il y a une offre de mobilité abondante (diverse, facilement accessible, fréquente), les automobilistes peuvent lâcher leur voiture. Les lignes de covoiturage opérées par Ecov permettent cela, et elles obtiennent des changements de comportements majeurs, en levant les freins.

Mais plus largement, il faut un choc d'offre pour la France périphérique, comme pour les centre villes. Il est nécessaire de piloter la mise en place d’un écosystème de mobilité en zones moins denses, avec des alternatives de haute qualité accessibles pour permettre de réduire la dépendance à la voiture solo. Cela implique de penser la mobilité dans son ensemble, avec différentes alternatives combinées : lignes de car express, lignes de covoiturage, transport à la demande, transport solidaire, vélo, autopartage… C’est bien la constitution de cet écosystème qui sera la clé pour réduire la dépendance à la voiture solo.

La constitution de ces services de mobilité passe par les nouvelles AOM. Elles sont les seules à pouvoir organiser le territoire  (construire les micro-hubs, organiser les liaisons pour la mobilité en vélo ou trottinette etc.), et à pouvoir fournir et structurer un modèle économique pour les services publics de demain. Pour qu’il y ait des routes gratuites sur lesquelles les voitures circulent, il faut de l’investissement public ; pour qu’il y ait des trams et bus en zones denses, il faut de l’investissement public ; pour qu’il y ait de la mobilité innovante hors des centres-villes, il faut de l’investissement public.

Et par conséquent, afin qu’elles puissent agir, des moyens sont nécessaires. Cela pourrait passer par l’affectation d’une fraction de la fiscalité payée par les conducteurs sur les carburants (la TICPE et la TVA), afin de financer les alternatives à la voiture solo leur permettant, progressivement, de moins payer de fiscalité, dès lors qu’ils participent aux alternatives à la voiture solo. 500 m€/an pour débuter permettrait de faire émerger un réel marché, et correspondrait à 1,5% de la TICPE.  L’Etat a son rôle à jouer ; les Régions également, qui sont encore trop accaparées par les enjeux ferroviaires.

En somme, la mobilité en territoires périurbains et ruraux est en train de s’inventer. L’innovation peut optimiser drastiquement le système existant. Tout cela n’adviendra que sous l’impulsion de l’action publique locale, qui doit se réinventer, face aux défis contemporains. Et cela adviendra véritablement si les moyens sont mobilisés : c’est faisable en ponctionnant une fraction des flux existants.

Thomas Matagne, président fondateur d’Ecov.


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