[Entretien] La Manufacture des tabacs de Strasbourg : un modèle de réhabilitation de monument historique

Rédigé par

Hélène MEYER

Responsable communication et marketing

6114 Dernière modification le 08/07/2020 - 11:35
[Entretien] La Manufacture des tabacs de Strasbourg : un modèle de réhabilitation de monument historique

Habituée des chantiers de réhabilitation, la Société d’aménagement et d’équipement de la région de Strasbourg (SERS) a entamé un gros chantier sur l’ancienne Manufacture des tabacs de Strasbourg. Situé dans un quartier en pleine restructuration, le projet allie aux dimensions urbanistiques et historiques, des enjeux tel que le réemploi ou l’utilisation du BIM en rénovation. Dans le cadre du colloque Build & Connect les 25 et 26 novembre 2020 à Strasbourg, Léa Brozat, chef de projet pour la SERS, proposera un retour d’expérience. Découvrez ici quelques-uns de ces enseignements.

En quoi consiste ce projet de réhabilitation ?  

La manufacture des tabacs est un ancien site industriel, situé dans le quartier de Krutenau, à Strasbourg. Elle a été fermée définitivement en 2010 et la SERS l’a acquise en septembre 2015. Nous souhaitons en faire un lieu d’expérimentation, qui propose des espaces innovants, multi-usages, à une population jeune, en suivant des principes d’économie sociale et solidaire. Les travaux ont démarré en 2018, et doivent finir en 2022.

Nous avons eu deux types de contraintes dans la définition du projet. D’abord, les caractéristiques du lieu. La manufacture est classée monument historique depuis 2016. Il a donc fallu travailler avec un architecte des bâtiments de France et la Direction Régionale des Affaires Culturelles, afin de décider des parties de la manufacture qui pouvaient être modifiées, et de celles qui devaient rester figées. Ensuite, nous avons dû adapter le contenu du projet aux attentes de la ville de Strasbourg. Dès le début, la collectivité a posé plusieurs conditions. Tout d’abord, elle ne voulait pas de logement dans le projet. Elle souhaitait également la présence d’une école d’ingénieur, ainsi que d’une annexe de la Haute École des Arts du Rhin. Ces deux contraintes ont orienté le type d’activités proposées, ainsi que le choix du public cible, même si nous n’excluons pas d’autres publics.

Une fois ces éléments fixés, nous avons organisé un appel à projet afin d’attribuer les différents lieux de la manufacture, auquel nous avons reçu 36 réponses. Parmi celles-ci, nous avons sélectionné les projets suivant : un hostel, proposé par France Hostels, pour renforcer l’hébergement touristique à destination des jeunes, l’auberge de jeunesse actuelle étant excentrée ; des locaux de coworking et des espaces à destination des jeunes, mis en place par l’association SEMIA ; un restaurant-bar, une épicerie et un magasin de production, ainsi que des bacs potagers, gérés par la coopérative LAB ; une halle bio, qui sera installée dans la partie centrale, afin de se restaurer. Deux lieux sont encore sans exploitation, dont un espace à vocation événementielle.

 

Comment le projet s’inscrit-il dans le territoire ?

À l’échelle de la ville de Strasbourg, la réhabilitation de la manufacture a offert à la collectivité une opportunité pour réaménager les espaces publics aux alentours. De plus, le projet comprend une grande cour accessible à tous, ouverte sur l’extérieur. Cela permet de bien relier le projet au quartier, mais aussi au reste de la ville. La localisation de la manufacture l’inscrit dans ce que l’on appelle l’arc de l’innovation de Strasbourg, qui concentre de nombreux étudiants et structures innovantes. Elle permet de créer de la continuité entre les différents éléments de l’arc et se positionne par les publics qu’elles accueillent comme un trait d’union entre Strasbourg, métropole régionale, et la vocation internationale de la ville.

Ensuite, nous avons veillé dès le départ à faire participer le grand public, afin que la population puisse s’approprier le projet. Nous avons fait appel aux habitants pour préciser les usages attendus du site. Le projet est évolutif, en fonction des demandes qui émergent : tout n’est pas fixé à l’avance. Comme la SERS est propriétaire des locaux, cela permet de les convertir rapidement en fonction de l’évolution des usages, donc de s’adapter. Un comité d’usage a d’ailleurs été mis en place. Il regroupe des étudiants des écoles, ainsi que trois associations de quartier.

 

Quels sont les enjeux de la réhabilitation d’un monument historique ?

La protection d’un bâtiment permet de raconter une histoire, de mettre en avant la mémoire des anciens ouvriers, du lieu, de la ville. Nous avons par exemple publié un livre aux éditions du patrimoine sur la manufacture, et organisé une exposition à l’occasion de la sortie du livre. Nous avons tenu à rappeler l’identité du lieu dans les différents espaces qui le composent. Par exemple, dans l’hostel, la décoration intérieure comprend des mobiliers d’usine réhabilités, et le parquet d’époque a été conservé. Dans le bâtiment central, nous avons gardé le carrelage au sol. Et quand les cloisons sont démolies, on laisse leur trace visuelle au sol, afin de rappeler l’emplacement des murs. 

Réhabiliter un monument historique, c’est aussi l’occasion de s’appuyer sur ce qui existe déjà. La morphologie de la manufacture permet d’imaginer de nombreux usages, et incite à penser des espaces collectifs. Réhabiliter un bâtiment, c’est aussi être opportuniste, nous avons ainsi pu nous appuyer sur les deux grandes galeries souterraines qui relient l’ancienne chaufferie aux deux ailes du bâtiment pour faire venir le raccordement au chauffage urbain, ce qui nous a évité de creuser des tranchées supplémentaires. Seuls les réseaux secs ont ainsi nécessité des creusements. Pour l’isolation, nous nous sommes aussi appuyés sur les caractéristiques des bâtiments. La plupart des murs sont en grés et font 80 cm d’épaisseur, le bilan énergétique et environnemental d’une isolation supplémentaire était donc plutôt négatif. Nous avons ainsi choisi de les laisser en l’état.

 

Est-il facile de concilier la vision historique du bâtiment et celle que vous portez avec de nouveaux usages ?

Un des plus gros enjeux de la réhabilitation, c’est la prise en compte de tous les paramètres et le dialogue. Il faut trouver le juste équilibre entre les désirs de chacun, l’ensemble des contraintes techniques du projet et la réalité du terrain. Par exemple, le tracé du réseau électrique nécessite de s’accorder entre les différents acteurs. Certains tracés peuvent être plus pratiques pour les ouvriers qui vont les réaliser, mais poser des contraintes en termes de réorganisation des locaux. Il faut anticiper.

Quant au dialogue avec les monuments historiques, nous n’en sommes pas à notre coup d’essai en réhabilitation à la SERS. Nous sommes d’ailleurs l’un des acteurs à l’initiative du classement du lieu. La clé du succès est d’être à l’écoute et de faire le lien entre les contraintes de conservation et celles par exemple des commissions de sécurité. Il est également essentiel de faire des concessions à la fois de parti-pris urbanistique et de bon sens. Le fait d’inclure une halle bio et un lieu de production, implique nécessairement le passage de camions de livraison. Il était donc important de dimensionner certains lieux de passages en conséquence, quitte à minéraliser davantage un espace. Il en va de même pour un aspect initial du projet qui a été réduit, celui de la végétalisation. Pour des raisons de sécurité, d’accueil du public en hauteur et d’adaptation du bâti, nous avons ainsi choisi de ne pas faire de toiture terrasse ou de potager sur les toits.

 

Quelle est importance du réemploi des matériaux dans la rénovation ?

Nous avons gardé les matériaux déjà présents autant que possible. Nous avons privilégié la conservation des matériaux à leur position de base quand la situation le permettait. Sinon, nous avons favorisé le réemploi ailleurs sur le projet. Nous avons aussi pu récupérer des matériaux venant d’autres chantiers, notamment grâce à un partenariat avec l’association belge Rotor. Pour les nouveaux matériaux, nous avons privilégié des solutions simples, en accord avec l’identité du lieu comme le bois ou les dalles de béton.

 

Quel est votre retour sur le BIM dans les opérations de réhabilitation ?

Notre principale démarche BIM a porté sur le projet de l’hostel. Nous avons fait une table ronde avec l’AMO à la fin de la phase d’étude pour évaluer cette dernière. Ce projet nous a demandé de suivre plusieurs formations avec le pôle Fibres Energivie pour apprendre à manipuler les maquettes. Sur l’hostel sont intervenus les entreprises en charge de la structure et des réseaux du bâtiment, ainsi que le maître d’oeuvre.

Depuis notre perspective, l’utilisation du BIM soulève des questions de coordination. D’abord, entre l’architecte et le bureau d’étude, pour réaliser le scan 3D. Ce scan est indispensable sur un chantier de réhabilitation : certaines structures d’un bâtiment ont travaillé avec le temps, mais cela ne se voit pas forcément à l’oeil nu. Les mesures théoriques sont donc généralement fausses. Dans notre cas, les planchers n’étaient plus parfaitement horizontaux, ce qui, sur un bâtiment de grande longueur donne des écarts importants. Il a donc fallu que l’architecte soit en étroite relation avec le bureau d’étude afin de savoir quels types de différentiels entre la théorie et le réel étaient problématiques, en fonction notamment des parties du bâtiment qu’il prévoyait de garder. Ceci, tout en sachant que le projet lui-même évoluait de son côté.

Ensuite, c’est une question de coordination entre le bureau d’étude et les ouvriers. Notre retour est que, pour l’heure, les gains d’anticipation en phase chantier sont limités. Principalement pour deux raisons : les ouvriers sont peu formés à cette démarche, aussi les échanges d’informations bloquent et ces derniers sont confrontés à des problèmes pratiques et logistiques sur les chantiers.

Dans le premier cas, il faut installer un dialogue, adapté les langages respectifs pour que chacun se comprenne, tout en sachant qu’il existe des écueils pratiques simples, comme l’Anglais qui est très utilisé par les logiciels de BIM. Par ailleurs, tous les intervenants ne possèdent pas encore d’un outil informatique en mesure de faire tourner les logiciels. Entre le temps que met l’ordinateur pour modéliser la maquette et la résolution d’un problème simple telle qu’une volée d’escalier inadaptée, les chefs de chantier ont parfois le temps de tout redessiner et calculer sur un papier !

Pour les ouvriers, les difficultés sont liées à leur environnement. Imprimer un plan reste encore plus simple que d’équiper chaque personne stratégique d’une tablette permettant de consulter et, éventuellement, d’indiquer les modifications apportées au plan en réponse à une difficulté inattendue. Quant à l’utilisation au quotidien des outils informatiques, elle doit être étudiée davantage en fonction des équipements de sécurité des personnels de chantier et des contraintes imposées par leurs outils, tout en sachant que tous ne peuvent pas maîtriser ce type d’outil immédiatement. 

Sur des chantiers complexes et tributaires d’une réalité préexistante comme la réhabilitation, notre conclusion sur le BIM est qu’il reste un outil d’étude pour l’instant.

 

Propos recueillis par Manon Salé

 

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