Le numérique au service d’un génie urbain refondé: articulation recherche et formation

5319 Dernière modification le 10/06/2016 - 11:29
Le numérique au service d’un génie urbain refondé: articulation recherche et formation

Par Youssef Diab, Université Paris Est (Ecole des Ingénieurs de la Ville de Paris)

Début 2014, on comptait 2,7 milliards d’internautes contre 360 millions en 2000, et 6 milliards d’abonnés au téléphone portable (soit 86 abonnements pour 100 habitants) contre 719 millions en 2000. Dans ce contexte d’expansion rapide du numérique, la plupart des collectivités publiques se sont lancées dans des actions visant à favoriser et à diffuser l’usage des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Si l’impact du numérique se fait encore peu sentir sur la forme et l’organisation des villes, de très nombreux progrès sont perceptibles dans les services urbains et de grandes améliorations sont attendues au cours des prochaines décennies avec la volonté voulue de développer le concept des villes intelligentes. Les enjeux pour les territoires urbains sont d’importance et les villes seront d’un côté un moteur de croissance mais surtout un lieu de qualité de vie pour une nouvelle population de plus en plus attirée par le monde urbain (Wechter, 2013). La ville intelligente est en vogue et rares sont les municipalités et autres collectivités publiques qui ne se soient lancées, aujourd’hui, dans des actions visant à favoriser et à diffuser l’usage des TIC dans leurs actions. Ces initiatives témoignent de la poussée des réseaux numériques dans la vie quotidienne des citadins. Elles sont également un indicateur de la forte modification induite quant à l’accès aux services et aux ressources de la ville (Picon, 2013).

CONTEXTE ET ENJEUX

Au cours des dernières décennies, les technologies de l’information et les innovations au service de la ville durable ont connu un essor considérable. Les villes ne cessent de se développer, la population se regroupe de plus en plus dans les zones urbanisées. La polarisation des flux géographiques va de pair avec celle des flux numériques, et des espaces numériques virtuels se développent entre métropoles et continents. Dans ce contexte, les villes cherchent à capitaliser ces flux en inscrivant l’essor de leur territoire dans une stratégie de développement durable et en s’appuyant sur des technologies nouvelles à travers une ingénierie nouvelle tournée vers le numérique pour une évolution importante et indispensable des métiers de la ville. C’est ainsi que prend corps la ville de demain, un sujet d’actualité pour les formations d’ingénieurs et de techniciens qui travaillent dans le domaine urbain (Ascher, 2005).

Les chercheurs y contribuent à travers de nouvelles thématiques dédiées aux villes de demain. Au sein des formations de l’Ecole des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP), nous mettons l’accent sur l’usage et le développement du numérique au service d’un génie urbain refondé. Parmi les thématiques phares de cette recherche, nous nous focalisons sur les thématiques de la résilience urbaine et les questions de l’énergie en ville qui font appel à des nouvelles approches alliant questions d’ingénierie urbaine et numérique. Ces recherches, les actions d’innovation et les différentes formations proposées sont au service des acteurs des collectivités territoriales auprès desquels ils sont appelés à travailler.

L’enjeu est important, car suivre l’évolution des villes et de leurs métiers doit être une part essentielle des contrats des organismes de formation et de recherche auprès de tous ceux avec tous les acteurs du développement urbain durable. Ceci concerne l’ensemble des acteurs des villes et des métropoles et de leur avenir : entrepreneurs, bureaux d’ingénierie et de maîtrise d’oeuvre, administrations et élus des collectivités territoriales. Ceci est particulièrement vrai pour les écoles proches des collectivités territoriales. Cet engagement, à côté de la ville de Paris, permet à l’EIVP d’être à la fois « sur le terrain », mais aussi de diversifier et de compléter autant que de besoin son enseignement mais surtout de répondre aux attentes stratégiques et opérationnelles nouvelles des villes. Cette observation, voire réflexion concerne la formation du cycle d’ingénieur mais aussi les formations continues longues et courtes développées. L’articulation avec la recherche y est pour beaucoup !

Le versant recherche est essentiel. Il est primordial que les étudiants et enseignants-chercheurs de toutes les écoles traitant des questions de la ville durable, soient au fait du dernier état des connaissances sur les sujets dont ils seront amenés à avoir la responsabilité au cours de leur vie professionnelle. L’EIVP, par exemple, participe pleinement en tant qu’adhérent aux actions du pôle de compétitivité Advancity. Elle est aussi membre associé de l’Université Paris Est. Sans oublier l’Institut de Transition Energétique Efficacity où l’école côtoie les meilleurs acteurs privés et publics des questions de l’énergie territoriale. Il faut aussi noter l’implication active dans les projets de recherche de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), ainsi que dans les projets européens couvrant tous les champs de la thématique « ville durable et résiliente ». Nous citons les deux programmes phares : H2020 dédié à la recherche partenariale et INTEREG qui est orienté clairement vers les collectivités territoriales. L’implication des chercheurs est fortement appréciée. Cette recherche prépare l’avenir des écoles en les positionnant à la pointe de plusieurs sujets et domaines. Par exemple, l’EIVP a clairement identifié les thématiques relatives au génie urbain refondé en se focalisant sur les questions de la résilience et l’énergie en ville. Ceci aussi incitera les écoles à développer leur potentiel propre en accueillant un nombre croissant de doctorants, spécialisés dans des thématiques fortes. Pour l’EIVP, les doctorants travaillent sur des sujets relatifs aux questions d’énergie et de climat en ville, les grands projets urbains structurant comme les bâtiments de grande hauteur et la gestion des risques ou encore la résilience urbaine.

Un dernier point important pour une meilleure visibilité des actions des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, il consiste à multiplier les échanges et les coopérations avec les écoles ou universités, tant en France qu’à l’international. Par exemple, l’EIVP a noué des partenariats avec l’Ecole des Ponts Paris Tech, l’École Nationale du Génie de l’Eau et de l’Environnement de Strasbourg (ENGEES), la Curtin University de Perth, en Australie, les Écoles Polytechniques de Barcelone et de Madrid, l’Ecole Hassania des travaux publics de Casablanca ou encore l’Illinois Institute of Technology de Chicago. D’autres partenariats sont aussi en préparation.

LES ENJEUX DE LA RECHERCHE AU CROISEMENT DU GÉNIE URBAIN ET DU NUMÉRIQUE : LE GÉNIE URBAIN REFONDÉ

Les réseaux numériques auront-ils, à l’avenir, « la capacité de modifier la forme physique de la ville en assumant le même rôle qu’avaient exercé jadis les infrastructures de transport ». Une telle hypothèse semble hasardeuse et sa portée se révèle, en fait, limitée en raison de la forte inertie dont fait preuve la forme urbaine. Les changements qui s’opèrent dans la matérialité de la ville semblent inversement proportionnels à ceux qui touchent les modes de vie et la nouvelle condition numérique des acteurs sociaux. La forme physique de la ville ne change pas très vite et la société de l’information n’a pas encore imprimé sa marque sur le paysage de la ville ni sur la morphologie urbaine.

Une telle résistance matérielle ou faible élasticité au changement est due à la prégnance des trames urbaines façonnées par les réseaux de voirie. En effet, l’immuabilité des plans de rue est l’une des raisons à la lenteur des changements de la configuration et de l’aspect physique des villes. La ville est avant tout une entité relationnelle, même si elle peut être considérée, selon certains points de vue, comme une collection d’objets ou d’édifices. La ville n’est pas une « fabrique », selon l’expression à la mode, mais une « coexistence », un jeu de relations entre flux et lieux qui ne sont articulés ni formellement ni visuellement. Ce constat apparaît d’une manière forte dans les contributions issues de l’Université d’été de l’EIVP dédiée au génie urbain et au numérique (Vaquin et Diab, 2013).

Ces réflexions, m’ont amené a refonder le Génie Urbain. Ce génie urbain refondé, est issu d’une réflexion de chercheur pour préparer un projet scientifique d’une équipe de recherche, analyse les articulations entre techniques et innovations urbaines, les enjeux des villes de demain et les jeux d’acteurs. Ces compétences sont mises au service de la compréhension de la complexité d’un projet urbain multi-échelles dont la temporalité ne correspond ni aux agendas politiques, ni au rythme de réflexion des chercheurs. Par cette approche, le génie urbain refondé ne peut pas relever d’une discipline, ni d’un champ disciplinaire. La recherche en génie urbain, située à l’interface des sciences urbaines et des sciences de l’environnement au sens large des deux domaines, s’intéresse aux outils d’aide à la décision qu’il faudrait proposer aux collectivités territoriales et aux autres acteurs concernés (Diab, 2014).

Le génie urbain refondé se différencie de celui préconisé le siècle dernier qui se définissait comme l’art de concevoir, de construire ou de gérer les réseaux. Il existe désormais une approche globale de la ville qui cherche à améliorer l’efficacité et la productivité des aménagements et des services urbains qu’ils soient en réseaux ou non. Les notions de créativité et d’innovation prennent tout leur sens dans cette nouvelle approche qui doit permettre d’aider les villes à intégrer les enjeux du développement durable. Les deux éléments fondateurs de la doctrine scientifique du génie urbain refondé sont le décloisonnement et la complexité (Diab, 2014).

LA FORMATION AUTOUR DU NUMÉRIQUE ET LEUR PLACE DANS L’INNOVATION URBAINE

L’émergence, dans les années 1990, des Systèmes d’Information Géographique (SIG) a donné naissance à un champ disciplinaire dénommé « géomatique ». Ce néologisme, construit sur la fusion des termes « géographie » et « informatique », indique bien qu’il s’agit de mettre les moyens et les techniques de l’informatique au service de la géographie, la finalité de cet usage étant de mieux visualiser, modéliser et analyser, les objets qui nous entourent. Le SIG trouve de nombreux terrains d’application. Ainsi, dans les collectivités, sert-il à la fois d’outil d’aide à la décision – concernant notamment la planification et le suivi des projets urbains – et d’outil d’aide à la gestion du territoire. L’évolution des capacités et des performances des moyens en informatique a permis de réaliser des progrès spectaculaires dans le domaine de la cartographie numérique et du SIG. Ainsi parvient-on aujourd’hui, à partir des données géographiques du SIG, à représenter un territoire en trois dimensions avec un niveau de réalisme croissant. Ceci permet évidemment de développer de nouveaux usages en ingénierie urbaine.

L’EIVP s’est appropriée ces nouveaux enjeux en mobilisant un outil de formation post-ingénieur qui a rencontré un grand succès depuis 2012. Le master spécialisé Urbantic cohabilité avec l’Ecole des Ponts-ParisTech. Il accueille une quinzaine d’étudiants par an qui collaborent en étroite collaboration avec les entreprises partenaires et en particulier les maîtres d’œuvres urbains.

Cette formation clarifie clairement le fait que le système, en lui-même, ne fournira jamais de solutions. Ce qui est important, c’est l’humain qui traite ces données et qui va utiliser ce système comme support pour sa réflexion et son analyse. Cette transversalité pour l’organisation de la collectivité. C’est aussi un formidable outil de modernisation. Nous passons d’une logique de détention des données à une logique de partage de l’information. Le SIG est venu répondre à un enjeu de démocratisation de la donnée géographique au sein de l’organisation. En ce sens, on peut considérer que le système d’information géographique participe du décloisonnement des services au sein de l’organisation. Ce point est essentiel parce qu’on se rend compte, quand on analyse les difficultés qui peuvent être rencontrées dans des projets complexes d’aménagement du territoire ou urbains, qu’une partie des erreurs ou des retards possibles tiennent à des problèmes de coordination, de communication entre les différents corps de intervenant sur le projet, chacun ayant sa vision des choses. Il devient alors très difficile de parvenir à une représentation commune et partagée du projet.

Enfin, la représentation 3D dans le SIG s’avère également utile pendant la phase de conception et de concertation publique. La représentation 3D est aussi un outil de détection et de correction d’erreurs, un outil permettant d’affiner le projet. Par exemple, la réalisation de maquettes tridimensionnelles sur des questions d’ensoleillement ou pour des problèmes de vues. pour lesquels la simulation 3D est devenue indispensable.

CONCLUSION

Dans un monde où l’urbanisation ne fait que se renforcer et où la compétitivité entre les métropoles urbaines ne vont cesser de s’exacerber, les grandes écoles d’ingénieurs, tout en maintenant l’excellence de leur enseignement, doivent poursuivre leur développement en diversifiant et complétant leurs enseignements et leur pôle recherche, pour répondre à la très grande demande, de la part des collectivités locales et des entreprises, de formations dans les métiers de la Ville.

Par ailleurs, les ingénieurs sont davantage que des techniciens : ils doivent savoir communiquer auprès de la population et organiser des réunions de concertation. C’est aussi ce que nous apprenons dans notre projet pédagogique et de recherche. Par exemple, nous devons former nos ingénieurs aux questions de la résilience organisationnelle et la résilience sociale au même titre que la résilience relative aux systèmes techniques. Enfin, l’interrogation que nous pourrons avoir comme chercheur est quelle place laissera le numérique aux techniciens des réseaux urbains et plus globalement à l’ensemble des organisations urbaines ? Telle est la bonne question à laquelle les villes devront répondre demain.

Article publié sur http://www.astee.org/

Télécharger "Territoires en transition - mettre l'intelligence numérique au coeur des services publics"

BIBLIOGRAPHIE

  • Ascher F. (2005), Le Mangeur hypermoderne, Paris, Odile Jacob, 183 pages.
  • Diab Y. (2014), Le Génie Urbain Refondé. Note de synthèse pour la constitution du laboratoire de recherche Lab’Urba. Présenté au conseil scientifique de l’UPEM. 5 pages.
  • Picon A. (2013), La ville numérique entre utopie et réalité. Dans « Numérique et Génie Urbain », Université d’été 2012 de l’EIVP. Tome 6 de la collection Carrefours du Génie Urbain. Pp 45-57.
  • Vaquin J.B. et Diab Y. (2013), « Numérique et Génie Urbain » Université d’été 2012 de l’EIVP. Tome 6 de la collection Carrefours du Génie Urbain. 278 pages.
  • Wechter S. (2013), La ville numérique : quels enjeux pour demain. Dans « Numérique et Génie Urbain » Université d’été 2012 de l’EIVP. Tome 6 de la collection Carrefours du Génie Urbain. Pp 13- 27.
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