Le mirage de la technologie : construire un avenir sobre en ressources

Rédigé par

Leonard / Matthieu Lerondeau

Head of Communications & Communities, Leonard

2028 Dernière modification le 05/02/2020 - 11:02
Le mirage de la technologie : construire un avenir sobre en ressources

Auteur de Le Bonheur était pour demain (2019) ou L'Âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable (2014), Philippe Bihouix y explique les dangers d’une réponse technologique à la crise écologique. Alors que le Manifeste pour une frugalité heureuse & créative a été l’un des temps forts du bâtiment et de l’aménagement durable en 2019, il était intéressant d’interviewer l’un des fers de lance de la sobriété. Cette interview, de celui qui vient de rejoindre l’AREP comme directeur général adjoint, a été réalisée dans le cadre de l’événement « Nouvelles technologies et croissance durable : un modèle dépassé ? » organisé par Leonard.

Pourquoi prendre position pour une plus grande sobriété ?

Aujourd’hui dans la manière de lutter contre le changement climatique, les différentes solutions technologiques sont fortement mises en avant. De l’efficacité énergétique grâce aux nouveaux outils numériques à la séquestration du CO2, on cherche à « faire plus avec moins », en misant sur des moyens toujours plus innovants sur le plan technique. Pour ma part, je suis circonspect quant à leur possible impact positif sur le climat (et encore plus sur la biodiversité), car les technologies « vertes » réclament des ressources non renouvelables, souvent plus rares d’ailleurs que les technologies ou les approches plus « traditionnelles ». 

Par ailleurs, le concept de croissance verte me parait dangereux et absurde sur le long terme. Maintenir un taux de croissance de 2% à l’échelle mondiale, cela implique une multiplication du PIB par deux tous les 37 ans ou encore par… 390 millions tous les 1 000 ans. Les économistes parient sur le découplage, c’est-à-dire la possibilité de faire croître le PIB tout en diminuant, en même temps, les émissions polluantes, les déchets, la consommation de ressources. Cela peut marcher partiellement ou pendant quelque temps, certes, mais qui peut croire que dans 1 000 ans nous aurons su créer des technologies 390 millions de fois plus efficaces ou moins impactantes que celles d’aujourd’hui ? Franchement, je ne connais pas d’ingénieur ou de scientifique prêt à prendre un tel pari.

 

Quels sont pour vous les facteurs limitants de cette innovation technologique ?

A mon sens, le premier enjeu est celui des ressources. Avec l’enrichissement technologique de nos objets, de nos bâtiments, de nos villes, nous « tapons dans le stock » des ressources minérales de manière accélérée. Notre économie n’est pas dématérialisée en évoluant vers les métiers de services. Nos outils technologiques demandent d’extraire toujours plus de matières premières et cela est encore plus flagrant pour les technologies vertes.

Vient ensuite le problème systémique de ce futur présenté comme plus « vert ». Les effets bénéfiques d’un côté peuvent engendrer des conséquences néfastes d’un autre. Ainsi, par exemple, de la voiture électrique, selon l’endroit où ont été fabriquées les batteries ou le contenu carbone de l’électricité utilisée. A l’échelle de la ville, la smart city ou la voiture autonome pourraient permettre de gérer au mieux les ressources, d’optimiser les flux d’énergie et de personnes, etc. Mais il faut commencer par déployer un réseau télécom 5G – qui consomme 3 à 4 fois plus d’électricité que les réseaux existants… – et surtout tous les dispositifs génèreront des tombereaux de données, amenant des besoins de stockage supplémentaires dans les data centers. Or l’impact environnemental du numérique est déjà très important (avec 10% de l’électricité mondiale, il est un émetteur de CO2 supérieur au transport aérien, et son impact croît même plus rapidement). Les villes seront peut-être plus efficaces, mais d’autres problèmes seront externalisés.  

Il y a enfin l’effet rebond. Historiquement, l’efficacité technique, qui s’accompagne d’efficacité économique, a toujours provoqué une augmentation globale de la consommation, même si chaque geste, chaque objet, chaque service unitaire peut effectivement être plus efficient. La rénovation des bâtiments ne permet pas de capturer toutes les économies d’énergie escomptées par les calculs des thermiciens ; une ligne grande vitesse qui ouvre ne vide pas les aéroports, comme le covoiturage longue-distance ne vide pas les routes : c’est l’offre de déplacements qui augmente ; dans le secteur aérien, les économies de kérosène des nouvelles motorisations ont surtout permis l’essor de l’aviation low-cost. Et dans le numérique, les data centers n’ont jamais été aussi efficaces et optimisés, mais du coup le coût de stockage est aussi de plus en plus faible, et le volume de données double tous les 12 à 18 mois !

 

Quelle issue voyez-vous à cette fuite en avant ?

Pour « capturer » les gains d’efficacité de la technologie, il nous faut remettre en cause les besoins, s’inscrire dans une démarche de frugalité, de sobriété. Il faut travailler sur le juste besoin, le bon dimensionnement entre les besoins et les réponses apportées. L’exemple le plus frappant est peut-être celui des voitures. Leurs moteurs sont toujours moins polluants et pourtant les émissions moyennes par véhicule ne baissent pas. Pourquoi ? Parce qu’elles sont toujours plus lourdes, plus sophistiquées, plus performantes et plus puissantes. Ne peuvent-elles pas être conçues autrement ? Doit-on absolument avoir une voiture d’1,5 tonne pour notre usage quotidien ? Nous pourrions très facilement diviser par deux la consommation dans ce secteur, avec une fiscalité sur le poids et la puissance adaptée.

Dans la construction, l’avenir est à la réhabilitation, à la réutilisation de l’existant, à sa meilleure utilisation. Tous les sept ans, c’est l’équivalent d’un département français qui est artificialisé du fait de l’expansion urbaine, cette tendance ne pourra pas durer éternellement (à ce rythme, toute la surface française serait recouverte en 7 ou 8 siècles de bitume ou de béton, ce qui est évidemment impossible in fine). Pour les objets, il faut se poser la question de leur durabilité, de leur réutilisation, de leur réparabilité, de leur recyclabilité. Pour les bâtiments, il s’agit de s’interroger sur leur réversibilité et leur résilience : changement d’usage possible à un moment de leur cycle de vie, possibilité de réemployer les matériaux, modularité, etc.

 

N'est-ce pas utopique que de prôner un changement qui remet en cause un système dominant ?

Peut-être, mais nous n’avons plus le choix. Il faut absolument faire évoluer ce système économique où la « machine » est toujours privilégiée à l’humain lorsque l’on parle d’innovation.

Aujourd’hui, les choix fiscaux, le système de protection sociale et la non prise en compte des « externalités négatives » (sur les écosystèmes et le climat) conduisent à avoir des ressources et une énergie bien moins onéreuses que le travail humain. Cela implique toute une série de conséquences et de décisions, dans les entreprises, les administrations et chez les consommateurs : il est toujours plus simple de jeter que de réparer, et toujours plus efficace de remplacer le travail humain par des machines, robots, drones ou logiciels…

L’innovation ne doit donc pas être exclusivement technique ou technologique. Elle doit prendre en compte les usages, être avant tout sociale, organisationnelle, culturelle. Le retour à un système de consigne des emballages en verre, par exemple, est avant tout une innovation systémique ; techniquement on sait laver et transporter une bouteille depuis longtemps. Pour que des solutions plus durables émergent et se pérennisent, il est important de développer des actions publiques ambitieuses. La réglementation doit évoluer, mais il faut aussi favoriser cette forme d’innovation sobre au travers de la commande publique à toutes les échelles, tout en embarquant les habitants des villes et des territoires. En parallèle évidemment, il faut que la prise de conscience continue à progresser, et que les conséquences pour le plus grand nombre soient positives (emplois locaux, vie moins stressante, etc.)

 

Vous parliez de la ville au début de cette interview, comment cela peut y être illustré ?

Il faut faire attention aux solutions uniques, les réponses doivent être adaptées aux différentes échelles. L’un des premiers axes serait, me semble-t-il, de freiner la métropolisation à outrance. On a trouvé à la densification de nombreuses vertus, comme la consommation plus faible d’espace et la possibilité d’y promouvoir des modes de déplacement collectifs. Mais la vie dense consomme aussi de l’espace à l’extérieur et induit de nombreux besoins, notamment pour alimenter son métabolisme (flux logistiques, besoins en matériaux, etc.). Au-delà d’une certaine échelle, la densité a aussi ses effets pervers.

Il serait donc plus sage de travailler à une nouvelle décentralisation et à la redynamisation des villes moyennes. On y favoriserait la réhabilitation, la valorisation et l’embellissement du patrimoine bâti existant, en travaillant sur des espaces moins contraints que dans les lieux à forte densité, et de façon moins coûteuse.

 

Propos reccueillis par Clément Gaillard, Construction21, La rédaction

 

crédit photo: Alex Vasey on Unsplash

économie circulaire, dossier

De septembre 2019 à mai 2020, Leonard vous invite à explorer les transitions engagées et celles qui restent à entreprendre dans les territoires et les métiers de la construction et des concessions pour relever les défis imposés par l'impératif de la transition climatique.

 
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