L’usage de la coupe urbaine: chaleurs urbaines

Rédigé par

Nicolas Tixier

7196 Dernière modification le 17/07/2018 - 09:52
L’usage de la coupe urbaine: chaleurs urbaines

La coupe urbaine peut-elle être un lieu de rencontre entre les enjeux environnementaux globaux et les enjeux locaux d’ambiances situées prenant en compte les dimensions sensibles de l’espace et les pratiques habitantes ? Sur cette hypothèse de la coupe urbaine comme mode de représentation permettant d’articuler ce qui habituellement est séparé, à savoir les objets construits, le monde sensible et les pratiques sociales, nous avons mené un travail exploratoire appliqué aux questions de chaleurs urbaines dans l’agglomération grenobloise [1].

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Deux catégories de questions sont traitées à partir de corpus pour partie existants et d’une série d’expérimentations que nous avons menées :

  • Celles qui concernent les différents registres de connaissance impliqués lorsqu’on parle d’ambiance et d’environnement, ceci entre techniciens, élus, scientifiques et usagers. Quand et comment les acteurs arrivent-ils (ou pourraient-ils mieux arriver) à articuler leurs connaissances du territoire, qu’elles soient principalement implicites (comme dans le cas des usagers) ou plutôt explicites (notamment chez les scientifiques) ?
  • Celles qui concernent les outils de représentation / communication / négociation. Comment, et grâce à quels moyens de représentation, arrive-t-on à « croiser des données » et à faire le passage du domaine de la réflexion à celui du projet ?

Suite à un premier travail exploratoire « Chaleurs urbaines » commandité par la Métro en 2008[2], par deux fois nous avons pu tester un transect (coupe urbaine épaisse d’une enquête située) sur les questions de chaleurs estivales en milieu urbain : à Grenoble et à Fontaine, deux villes situées dans la cuvette grenobloise, peu ventilée et très chaude en été avec des forts phénomènes d’îlots de chaleur.

Figure 1 : Section de coupes : « Chaleurs urbaines », BazarUrbain, Ville de Fontaine, juin 2012.

Figure 2 : Atelier citoyen : « Chaleurs urbaines », BazarUrbain, Ville de Fontaine, juin 2012.

Pour le projet « l’ambiance est dans l’air », deux quartiers à Grenoble ont été étudiés : les quais de l’Isère, quartier ancien situé au pied des contreforts de la Chartreuse, et le nouveau quartier de la Caserne de Bonne, écoquartier se prolongeant avec les grands boulevards requalifiés avec l’arrivée du tramway. Le tracé des coupes a été choisi pour passer par – c’est-à-dire traverser – les bâtiments et les espaces publics les plus représentatifs de ces quartiers.

Les coupes ont été réalisées grâce aux éléments cadastraux et à un travail de relevé photographique. Il s’agissait de mettre en évidence les profils de rue, les cours intérieures, les appartements, les espaces sous toitures, autant que ceux en sous-sol, les quais et la végétation, les situations de pauses autant que les espaces de mobilités, bref, tout ce que permet une coupe, si on accepte de lui donner un peu d’épaisseur en concentrant le long d’un fil (le trait de coupe) ce qui est représentatif et semble pertinent à cette problématique.

Figure 3 : « Chaleurs urbaines » Situations grenobloises choisies pour réaliser les coupes urbaines.

Sur ces coupes a été ajouté tout un ensemble de mesures, qui venaient soit d’une campagne réalisée précédemment par la Ville de Grenoble, soit de nos propres relevés réalisés dans une optique de comparaison relative (et surtout pas en valeur absolue) des variations de température dans le secteur concerné, permettant facilement de lire les différentiels entre le haut et le bas, le devant et le derrière, le dedans et le dehors, la rue minérale et les espaces verts, etc.

Un travail d’entretien a ensuite été effectué. Les entretiens ont été réalisés le plus souvent in situ, c’est-à-dire, à ou près de l’endroit concerné. Ils étaient menés selon une double technique :

  • la réactivation par un document : l’entretien avait lieu avec la coupe sous les yeux autant que sous la main, support aux échanges et espace d’inscription en direct d’une partie des éléments énoncés ;
  • et la récurrence entre les entretiens : à la fin de l’entretien, on met en débat quelques éléments amenés (parfois déjà annotés sur la coupe) par les entretiens précédents afin de les affiner ou de les nuancer.

L’entretien, une fois la problématique et le contexte de l’étude amenés, est non directif et vise plutôt à recueillir des mini-récits qui sont, de fait, situés. Ces entretiens ont été réalisés avec des habitants des quartiers, des commerçants, des techniciens de la ville qui s’occupent des questions environnementales, des spécialistes des questions d’îlots de chaleur, etc. Il s’agit alors, manuellement, de sélectionner dans les différents entretiens, des passages qui permettent de saisir telle ou telle question environnementale, telle ou telle configuration spatiale, telle ou telle pratique sociale collective autant qu’individuelle, puis de les disposer le long de la coupe pour les mettre en adhérence à une situation et/ou de les mettre si nécessaire en complément et en débat avec d’autres données.

 

Pour le travail sur les chaleurs estivales à Fontaine, nous ne disposions pas d’une campagne de mesures et l’objectif de la commande était tout autant de saisir et de comprendre des situations face à cet enjeu que de débattre d’interventions possibles. La coupe visait à traverser toute la ville en se positionnant par segments, parfois non continus, afin d’être représentative de la variété des typologies des espaces publics et des bâtiments de cette commune. Plus de 80 entretiens ont été menés in situ, cette fois-ci uniquement avec des habitants et des usagers des différents quartiers traversés. Ces entretiens ont permis de saisir plus de 100 mini-récits (de cinq lignes à une page) qui étaient disposés sur des fiches bristols comportant au verso une information factuelle sur la personne entretenue (âge, sexe, type d’habitat et quartier). Ces récits ont ensuite été disposés verticalement sur la table longue (17 m de long). L’ensemble des personnes entretenues était invité à cet atelier ouvert à tous.

Figure 4 : « Chaleurs urbaines » - Entretien avec des habitants, discussion autour des coupes.

Trois extraits de courts récits :

  • « Pour ce qui est de chez nous, on n’a pas le choix avec la chaleur. On est obligés d’habiter là. Mais sous les toits il fait chaud. Des fois on dort en bas, parce que la chaleur monte. On ne peut pas rafraîchir par le jardin. C’est un peu particulier, il y a plusieurs appartements dans la même maison, on ne peut pas faire comme on veut. »
  • « Nous avons une nouvelle aire de jeu, mais ça fait deux ans qu’on leur a réclamé quelque chose pour l’été parce qu’il y a beaucoup de personnes âgées ici qui craignent le soleil. On ne peut pas jouer ici, ce n’est pas possible alors on vient se mettre sur la petite bande où il y a de l’ombre et on attend. »
  • « Moi j’ouvre la fenêtre la journée, mais pas la nuit. La nuit je ferme tout, à cause des moustiques. Des fois, je vais sur la digue, le matin ou le soir, quand il fait frais. »

L’atelier public a consisté en ce que chacun prenne connaissance des situations traversées et de leurs récits, tout en permettant que de nouveaux récits soient écrits et disposés à leur tour sur la table longue par ce processus cumulatif décrit plus haut. Un deuxième temps a consisté à débattre collectivement des contenus lus ou énoncés, un troisième temps à inventorier les actions possibles (intervention construite, paysagère, médiatrice, informationnelle, etc.).

Une des ouvertures rendues possibles par ce type d’approche est aussi de pouvoir déployer entre acteurs et disciplines un principe générique qui est qu’un objet – c’est-à-dire pour nous un dispositif spatial ou technique – serve aussi à autre chose que ce à quoi il sert. Constater des doubles voire triples usages existants, en chercher, en proposer d’autres et mettre en débat des configurations, des transformations qui ne soient pas uniquement techniques et monofonctionnelles, mais qui touchent aussi aux usages et au contrôle des ambiances : à savoir dans le cas concret, par exemple, d’une installation de panneaux solaires en toiture, la possibilité d’agrandir un espace sous celle-ci pour rendre la surface habitable, offrir une vue, améliorer les entrées solaires en hiver et s’en protéger en été, permettre une ventilation transversale et une ouverture même en cas de pluie, etc. ; ou encore, pour prendre un autre exemple classique, dans le cas d’une isolation à faire par l’extérieur d’un bâtiment existant, regarder les possibilités de créer des doubles fenêtrages offrant un espace intermédiaire ou permettant la création de mini-balcons, l’installation de systèmes de persiennes ou de brise-soleil intégrés, la mise en place d’un dispositif végétal, etc. L’innovation n’est plus alors uniquement dans le domaine de la nouveauté, qu’elle soit technique ou esthétique, mais se loge dans l’hybridation toujours singulière de différents enjeux propre à chaque situation existante.

Avec ces deux expériences sur les chaleurs urbaines, nous pouvons dégager quelques traits des éléments récités ou débattus qu’il est difficile d’obtenir habituellement avec un seul outil :

  • 1) l’expression des effets vécus de la chaleur dans l’espace en question ;
  • 2) l’appréciation de composants du cadre de vie imposés ou donnés à l’usager ;
  • 3) les pratiques, les parcours habituels en temps de grande chaleur ;
  • et 4) les savoir-faire tactiques vis-à-vis de l’espace habité en ces moments (stratégies, ruses, dispositifs, etc.).

Mais nous touchons aussi à d’autres éléments de récit :

  • 1) la mémoire et des souvenirs personnels ou collectifs ;
  • 2) les moments où, en parlant de la chaleur urbaine, on évoque des éléments qui lui sont connexes (l’écoute d’un bailleur social, un problème technique avec ses volets, la sensation de l’humidité, le prix d’un trajet en voiture pour partir au frais en montagne…) ;
  • 3) les évocations des scènes ou décors d’été (le parc avec les vieux sur les bancs, des jeunes qui se retrouvent sur les quais…) ;
  • et 4) jusqu’à parfois des récits relatés ou des « mises en intrigues ».

Nicolas Tixier
Architecte
Laboratoire CNRS AAU-CRESSON, ENSA de Grenoble
http://aau.archi.fr/equipe/tixier-nicolas/

Figure 5 : « Chaleurs urbaines »
Zoom sur une coupe au niveau des berges de l’Isère.

[1] Le rapport de recherche PIR Ville et Environnement correspondant est disponible en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00993840.

[2] L’ensemble des productions (études, projets, mesures, récits, expérimentations, etc.), mais aussi les diaporamas des conférences est disponible sur le site http://www.grenoble.archi.fr/chaleursurbaines. Ce projet a mis en collaboration : l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, l’Institut de Géographie Alpine, l’Institut d’Urbanisme de Grenoble et le Master MOBAT (Maîtrise d’ouvrage).

Je voudrais saluer ici les travaux de Frédéric Jacques (service environnement, Ville de Grenoble) qui pilota les premières campagnes de mesures (été 2006 et été 2007) et participa activement à nos travaux, ainsi que Philippe Bertrand et Hélène Pointboeuf pour la Métro.

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